• Taverne du Cochon Bleu

    Les clients sont éparpillés dans la salle, mais voilà que plusieurs se dirigent vers le comptoir... Leur direz-vous deux mots ? Oserez-vous leur poser des questions, écouter leurs récits, et ainsi en apprendre plus sur le royaume des Möhvas ?

    Laissez-leur des commentaires, et selon leur degré d'alcoolémie, ils vous répondront le plus rapidement possible.


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  • Emöra

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    Emöra

     

    Ma chère Emöra... Unique amour de ma courte existence... Si j'écris aujourd'hui, c'est pour toi. Où que tu sois, où que tu ailles, sache que je ne t'oublie pas. Et si je sais que je ne te verrai probablement plus jamais, laisse-moi au moins le bonheur de revivre, seul avec ma plume, les plus doux moments que j'ai partagés avec toi...

     

    ***

     


    « Que feras-tu si je m'en vais ? » me demanda la douce voix d'Emöra.

    Surpris par cette question, je saisis doucement son menton et tournai son visage vers le mien, observant ses grands yeux gris à travers les fines mèches blondes qui refusaient de s'aligner avec les autres. Quelques-unes de ses boucles flottaient dans la brise, et le parfum qu'elles dégageaient m'emplissaient d'une joie farouche.

    « Tu veux me quitter ? » l'interrogeai-je avec une pointe d'inquiétude dans la voix.

    Elle rit. Par Arch'evilia, qu'elle était belle !

    « Te quitter ? s'exclama-t-elle en découvrant ses dents d'un blanc nacré. Tu rigoles ? Tu es... Je ne sais pas... Comme la moitié de ce que je suis. J'ai l'impression que sans toi, je ne serais plus que la moitié de moi-même, une ombre sans consistance et sans avenir. Il n'y a que quand je t'embrasse que je me sens entière. 
    - Un monument de l'amour ! plaisantai-je en passant ma main dans ses cheveux. Mon ange... »

    Submergé par une vague de tendresse, je la serrai contre moi, et nous nous embrassâmes doucement. Je me plus à me perdre dans ses boucles, à sentir son parfum naturel que soulevait la brise, à baiser le creux de son cou de nacre... J'avais dix-sept ans. Mais j'avais l'impression d'en avoir mille, de tout savoir de l'amour. Depuis nos six ans, nous nous connaissions, et depuis tout ce temps, nous ne vivions qu'ensemble. Privés de notre famille, comme tous les nourrissons, dès la naissance, nous avions grandi dans une immense école de campagne, et un jour, nous nous retrouvâmes dans la même classe. Ce fut comme... un coup de foudre. Si jeune, n'est-ce pas ? Mais peu importait, j'avais le sentiment qu'avec elle, j'avais retrouvé ma famille perdue, et je ne voulais plus passer mon temps qu'avec elle. Nous apprîmes ensemble les choses de la vie, et tandis que nous nous côtoyions, nous mêlions nos deux caractères pour n'en former qu'un. En fait, je dois avouer que je fus plus influencé par elle, qu'elle par moi. Je finis par en oublier mon vrai nom, mon passé ; désormais, je m'appelais Aromë, comme un prolongement logique d'Emöra. 

    « Pourquoi parlais-tu de t'en aller ? » m'inquiétai-je en observant les collines alentour.

    Nous étions assis dans l'herbe haute rendue presque jaune par un soleil marin, venu de la mer de l'Ouest aux couleurs chatoyantes. Le ciel était d'une couleur orageuse, entre l'or et le gris. Tout le paysage semblait bouger au fil du vent tandis que les mille milliers d'herbes balancaient, et l'on avait l'impression d'être assis sur une vague écumeuse, face à la terre bleue et quasiment plate que représentait la mer. Cette poésie, je la chérissais de tout mon être : je ne la ressentais qu'en présence de mon aimée.

    « Oh, comme ça, répondit-elle en regardant le ciel. Je viens de me rendre compte que ni toi ni moi ne connaissons la véritable séparation, une qui dure plus d'une demi-journée. Alors je me demandais comment nous réagirions...
    - Eh bien moi, je ne me pose surtout pas cette question, bougonnai-je. Pas question de m'éloigner de toi. Même si nous sommes différents après les Maturales, je ferai tout pour rester auprès de toi.
    - Oh, tu sais, je pense qu'il n'y a pas de souci à se faire : la plupart des Enëjz de notre ville se sont métamorphosés en Emelgörs pour leurs dix-huit ans. Je pense que beaucoup d'entre nous avons des parents Emelgörs, et nous sommes certainement classés par ville. Les futurs Emelgörs ici, les autres ailleurs...
    - Mouais... Enfin, avoir des ailes poilues, ce n'est pas trop mon truc. La majorité des Arch'eviliens en ont, il ne s'agit pas que de cette région.
    - On verra bien. De toute façon, nous n'avons rien d'autre à faire qu'attendre. Patience ! Dans une semaine, ce sont mes Maturales ! »

    J'allais répliquer, quand une étrange forme au-dessus de la mer retint mon attention. C'était une quinzaine de petits points noirs qui semblaient s'agiter et qui grossissaient doucement, comme s'ils se rapprochaient. Ça n'aurait pas dû me tordre ainsi l'estomac : il arrivait bien souvent que des êtres arrivent à Gehylra, notre ville, par la voie des airs, étant donné que tous les adultes possédaient des ailes. D'ailleurs, il existait autant de codes de circulation au sol que dans le ciel, et dès qu'on s'approchait un peu de Gehylra, on pouvait aperçevoir des centaines et des centaines de créatures volantes humanoïdes, ce qui donnait une ambiance très aérienne, comme en suspens.

    Mais ces points-là, au-dessus des vagues, perçant les nuages imposants, faisaient naître sur mon épiderme une multitude de petits boutons jusqu'à me hérisser comme un chat. 

    « Ça ne va pas ? me demanda Emöra en tentant de suivre mon regard.
    - Oh... hésitai-je. Non, rien... Encore moi et mes pressentiments idiots... »

    Elle leva les yeux d'un air exaspéré et me pinça le bras. Je sursautai et elle me fit l'une de ses petites mines à l'air mauvais, qu'elle adorait.

    « Dis ! insista-t-elle. Tu me connais : je ne te lâcherai pas !
    - Oui, bon, c'est comme tu veux. Tu vois... »

    Je n'eus pas le temps de continuer ; vive comme l'éclair, elle s'était dressée sur ses pieds, dos à moi, et elle fixait intensément l'endroit que j'allais lui désigner. Surpris, je me levai à mon tour et observai son visage, lisse, parfait à mon goût, et qui ne pensait plus qu'aux quinze Arch'eviliens qui s'approchaient de nous à toute allure. On ne distinguait pas encore la forme qu'ils avaient, mais une chose était sûre, c'est qu'ils suscitaient chez nous un effet étrange. 
    D'un coup, nous pûmes distinguer leurs grandes ailes qui battaient, scindant le ciel, les nuages, les rayons du soleil qui perçaient à travers la croûte grise d'un orage qui n'arrivait pas. Et soudain, sans comprendre, je reçus comme une vague incroyablement puissante en plein visage ; tremblant de tous mes membres, sentant mon coeur percer mes poumons, je me mis à serrer les dents pour ne pas gémir. Et la seconde d'après, je sentis mes jambes se dérober sous moi. Je m'écrasai sur Emöra, qui n'eut que le temps de me rattraper, sa connection rompue avec les étrangers par ma faute.

    « Aromë ! s'exclama-t-elle en me soutenant. Aromë, est-ce que ça va ?
    - Je... Je ne sais pas... m'efforçai-je de bafouiller. Il... Il ne faut pas rester là... »

    Je savais qu'elle ressentait la même crainte que moi. Mais elle, elle semblait plus forte : ma peur m'écrasait, alors qu'elle, elle semblait résolue à lutter ; elle toisait les inconnus. 

    Et puis soudain, un Epsön, agitant ses ailes de papillon, vint nous rejoindre à toute allure. Il paraissait dans tous ses états, et tandis qu'il terminait d'achever la distance qui nous séparait de lui, il se mit à crier :

    « Par Arch'evilia, ne restez pas là, les enfants !! »

    Puis il atterrit à nos côtés et priva Emöra de sa charge : il me soutint fermement et, de sa main libre, il attrapa celle de mon aimée, avant de nous entraîner en courant, aidé de ses ailes, vers la ville.

    « Que se passe-t-il ? réclama Emöra, essoufflée, tandis que l'adulte nous ballotait de toutes ses forces. Pourquoi faut-il se cacher ?
    - Les Nah'râks ! s'exclama l'Epsön. Les Nah'râks arrivent !
    - Quoi ?! s'écria la belle. Comment ça... ? Des Nah'râks, ici, à Gehylra ?! Mais... que font-ils ici ? Leur royaume est à des kilomètres et des kilomètres !
    - Parfois, ils font des raids sur les terres d'Arch'evilia, nous n'y pouvons rien ! Ils nous haïssent, ils sont mauvais ! C'est pour cette raison que nous les exilons dans les grottes d'Enfeghärt... »

    J'écoutais cela d'une oreille, tandis que je reprenais doucement mes forces. Je me sentais ridicule, faible, et chaque mot prononcé par notre sauveur me faisait trembler.
    Bientôt cependant, je pus courir seul. Alors l'Epsön nous saisit chacun par une main, et d'un puissant coup de pied sur le sol, il put décoller. Je n'avais jamais volé auparavant, et j'admirai, la bouche grande ouverte, la force incroyable de cet adulte. Nous ne volions pas haut, mais nous allions bien plus vite qu'à pied. 
    Soudain nous atteignîmes Gehylra et l'homme nous poussa dans un magasin, puis il disparut à la recherche d'autres Enëjz encore à découvert.

    Nous restâmes plantés là, en silence, tandis que les clients apeurés, les vendeurs, tous les ailes repliées, fixaient le ciel en retenant leur respiration. Nous ne sûmes pas combien de temps nous attendîmes. Mais soudain, une ombre, deux ombres, trois, puis quatre, puis dix, puis quinze, vinrent obscurcir les façades des immeubles. Un silence, une seconde intemporelle firent planer l'incertitude sur la ville. Et puis tout d'un coup, un cri perçant, démoniaque, résonna dans les rues, se répercutant partout, aussitôt repris par un grand nombre de voix à l'unisson. Dans notre cachette précaire, les gens se serrèrent, tentèrent de se protéger derrière les meubles, les vêtements, dans les cabines d'essayage... Moi, je me contentai de protéger Emöra de mes bras, mais elle semblait peu s'occuper de sa peur : elle fixait un des Nah'râks, debout sur le toit d'un immeuble, et qui cherchait certainement des proies à torturer. 
    Des cris résonnèrent, des battements de puissantes ailes de chauve-souris vinrent remuer l'air figé, et puis soudain, ce fut le chaos : les ennemis aux yeux rouges, grands, minces comme des vampires, armés de fines épées, se jetèrent sur les vitres, les appartements, les statues, les décorations, et ils détruisirent tout avec un plaisir bestial. Les bris m'explosèrent les tympans, je vis un des rares Üllahs présents à Gehylra s'enfuir en hurlant, ses ailes de libellule dévorées par les flammes, puis un Emelgör vint s'écraser juste devant nous, sûrement lancé avec force depuis les hauteurs vertigineuses des bâtiments. Nous poussâmes tous un cri à l'unisson, qui se répercuta dans toute la rue. 
    Nous n'aurions jamais dû laisser échapper ce son : il trahissait notre présence. Le Nah'râk resté sur un toit proche nous fixa un instant, puis dans un effroyable rictus que je distinguai dans tous ses détails, il décolla et fondit sur nous. Nous hurlâmes mais nous n'eûmes pas le temps de fuir. Le Nah'râk allait percer les vitres, nous rentrer dedans et nous égorger ! Mais soudain, au moment où tout allait basculer, un éclair étincelant vint couper la route du monstre et les deux êtres se rentrèrent dedans avec tant de violence que notre bienfaiteur se retrouva projeté à travers la vitrine. Il atterrit juste à côté de moi et ses ailes de plumes blanches m'effleurèrent, me faisant frissonner. 

    Un Egnä. Par Arch'evilia, qu'il était majestueux avec ses yeux clairs et perçants, son teint blanc de neige, ses cheveux soyeux, ses vêtements prestigieux flottant autour de lui ! C'était le type d'adultes le plus admiré de tous les Arch'eviliens : leur pureté d'âme se reflétait dans leur apparence, ils étaient les plus forts, les plus courageux, les plus gracieux, les plus intelligents, au-dessus de tous. Les Enëjz qui avaient le privilège incroyable de se métamorphoser en Egnäs étaient immédiatement inscrits dans l'école la plus prestigieuse d'Arch'evilia : Archäh, sorte de château aux pierres blanches, fait d'arches gigantesques et aériennes, de tours où l'on apprenait à voler, entouré de murs immaculés. En son ventre, dans ses jardins, se promenaient des paons blancs, des colombes, des huppettes, des cigognes et autres oiseaux majestueux.
    Tous les Arch'eviliens rêvaient de devenir Egnäs, mais très peu l'étaient, et il s'agissait souvent de ceux qui n'avaient pas l'orgueil de le désirer.

    L'Egnä se releva à la vitesse de l'éclair et repartit à l'assaut de son ennemi de toujours. Oui, les Egnäs étaient les gardes de notre monde ; veillant à ce que le bien règne sur Arch'evilia, ils combattaient ardemment les cruels Nah'râks échappés d'Enfeghärt. 
    Sous nos yeux, une bagarre acharnée éclata entre les deux puissances. Au-dessus de nos têtes, d'autres Egnäs, armés de leur magie, se précipitèrent sur les assaillants de Gehylra, aussi silencieux que des chats. De tous côtés, nous entendîmes des éclats de combats à la violence extrême. Je n'avais jamais vu cela, ni pareille attaque, ni ceux qui en étaient les acteurs.


    Une chose était sûre : on ne m'avait pas mal informé sur la beauté des Egnäs, ni sur l'horreur des Nah'râks... 


    Soudain, ce fut le Nah'râk qui traversa la vitre devant nous. Poussant un juron, il se redressa et se retrouva face à face avec Emöra, qui se figea sur place. Alors le visage de l'ennemi se fit haineux, haineux à en glacer le sang. Dans un cri de guerre, il leva son épée et se jeta sur mon aimée avec l'intention de la tuer sur-le-champ. Je hurlai, mais ma voix fut écrasée par le bruit assourdissant de l'Egnä qui s'interposait. En quelques secondes, il eut jeté le Nah'râk à l'autre bout du magasin, et avant de se précipiter pour l'achever, il s'assura qu'Emöra n'avait rien ; leur regard plongea l'un dans l'autre, puis le sauveur lança un coup d'oeil à son ennemi, avant de revenir au visage de ma moitié. Il l'attrapa, décolla et la déposa derrière un comptoir, avant de repartir à l'assaut du monstre. 
    Le coeur battant, je mis du temps avant de comprendre qu'Emöra était vivante. Mais j'étais incapable de bouger, focalisé sur les deux boules d'énergies antagonistes qui détruisaient tout sur leur passage. Je vis passer un deuxième Egnä, puis un troisième, à travers le trou béant de la vitrine, qui se précipitèrent pour aider leur camarade. Le Nah'râk fut maîtrisé un instant, mais tout à coup, il parvint à leur glisser entre les doigts et il en blessa un, qui tomba sur les autres de sorte qu'ils furent momentanément hors combat. Alors la créature se mit à courir dans ma direction, moi qui étais figé à côté de la porte défoncée. Je ne sais pas pourquoi, je ne pus m'écarter, et il me vit, pauvre silhouette solitaire qui lui faisais face. Il sortit son épée. Sur sa route, deux personnes tentèrent de lui échapper, mais il les tua sans peine. Nos yeux se rencontrèrent, les miens glacés par la peur, les siens brûlants de malfaisance. Je crus ma dernière heure arrivée. Mais d'un coup, après avoir exécuté sa troisième victime, il se trouva tout près de moi et marqua un temps de pause. Alors il me fit un petit sourire malsain, à peine perceptible... Et il rangea son épée. Puis il s'élança dans la rue, me laissant là, en vie, sans que je pusse comprendre ce qui venait de m'arriver, entraînant avec lui ses quatorze comparses en direction de l'orage.

     

    Emöra

     

     

    Trois Egnäs médusés me dépassèrent et se lançèrent à leur poursuite. Je ne pus que m'asseoir parmi les verres cassés, incapable de reprendre mes esprits, choqué par le triste spectacle qui s'offrait à mes yeux et par la vie qui courait encore dans mes veines, alors qu'elle aurait dû s'échapper comme les autres.

    « Aromë ! s'écria mon Emöra en courant dans ma direction. Tu n'as rien ?! Par Arch'evilia, j'ai eu si peur ! »

    Elle me serra contre elle et les battements de son coeur me ramenèrent parmi les vivants. Hébété, je la laissai m'embrasser sans pouvoir lui répondre. Doucement, sans que je m'en rende compte, elle m'aida à me lever, puis elle m'emmena loin de l'horreur qui régnait dans ce magasin. 

    Je ne me souviens que de cette scène. Après, c'est le noir. Jusqu'au 28 Juin, une semaine plus tard...

    Ce jour-là, je savais que je ne verrais pas Emöra de toute la journée. Nous nous étions quittés la veille, avant minuit, avec force câlins et baisers angoissés. Car le 28 Juin, c'étaient les dix-huit ans de ma moitié, ce qui signifiait aussi qu'elle entamerait sa métamorphose jusque minuit du jour d'après. Qu'allait-elle devenir ? Un Emelgör, comme la majorité des Arch'eviliens ? Un Epsön, à l'instar de cet adulte qui nous avait conduits dans notre cachette ? Un Üllah, tel ce pauvre homme dont les ailes avaient brûlé sous nos yeux ? Un Gercar, être fort aux ailes d'aigle ? Ou bien... Autre chose...
    Et moi, je resterais Enëjz, jusqu'au 3 Août... 

    Et puis, une heure avant minuit, un adulte était venu chercher Emöra en la rassurant, en lui disant que tout le monde passait par là, que c'était la grande étape de la vie... Je l'avais laissée partir, guidée vers la salle des métamorphoses, sentant une boule dans ma gorge en feu. 
    Je l'attendis toute la journée, anxieux, posté devant la grande porte du Bâtiment des Métamorphoses comme une âme en peine. Son absence m'était cruelle, savoir qu'elle souffrait me tordait l'esprit au plus haut point. Car je savais qu'un tel changement en soi n'allait pas sans douleur : les os du dos s'allongeaient pour former deux nouveaux membres, pour certains le visage changeait légèrement d'aspect, pour d'autres la magie faisait son entrée... Beaucoup d'adultes disaient que les Maturales étaient la journée la plus douloureuse qu'ils avaient vécue. Même l'accouchement, chez les femmes, faisait moins peur que les Maturales...

    J'attendis. La foule des Enëjz qui devaient subir leur transformation la nuit suivante commença à s'amasser, le coeur battant. Quand sonnèrent les vingt-trois heures vingt, je me dressai sur mes jambes et frappai de toutes mes forces sur la grande porte de bois. Deux gardes Gercars daignèrent enfin m'ouvrir, et j'entrai en trombe dans le hall. Des dizaines de couloirs et d'escaliers partaient de tous côtés, tous hérissés de portes fermées à clé. À l'intérieur, quelques gémissements résonnaient encore comme des spectres. Tous ces anciens Enëjz étaient entrés là la veille, en masse, et à présent ils étaient passés dans le monde des adultes. Comme je les enviais ! Et comme j'avais peur de ce qu'était devenue Emöra... 

    Des docteurs en pause étaient attablés au comptoir, assis devant un verre de jus d'orange. Lorsqu'ils me virent arriver, fébrile, ils se levèrent pour m'accueillir.

    « Salut, petit, me dit l'un d'entre eux, agitant ses ailes de papillon pour s'aérer. Les prochains adultes n'entrent que dans dix minutes.
    - C'est que... commençai-je. Je ne fête pas mes dix-huit ans cette nuit... Je viens voir mon amie !
    - Les proches doivent attendre dehors, jeune homme !
    - Mais je... »

    Je n'eus pas le temps de finir. Soudain, une infirmière Emelgör débarqua en battant des ailes, l'air affolé.

    « Maître, s'exclama-t-elle, des complications en chambre 713 ! Venez vite, c'est urgent ! »

    Pour le coup, plus personne ne fit attention à moi. Les quelques docteurs présents s'envolèrent en deux temps trois mouvements, et le hall se retrouva plongé dans le silence. Tremblant de tous mes membres, je courus au comptoir et débusquai facilement un carnet sur lequel chaque ancien Enëjz était inscrit, avec le numéro de sa chambre. Je mis un peu plus de temps à trouver Emöra, mais finalement je vis son nom, écrit en lettres penchées, sur le registre.

    « Chambre 314, lus-je à voix basse. »

    Aussitôt j'envoyai valser le registre et, anxieux, je me mis à courir à toutes jambes en direction d'un premier couloir, dont les numéros de porte commençaient par 100. Je me reportai vers la gauche, passai devant le couloir des 200 et m'engouffrai à toute vitesse dans la sorte de tunnel aux murs criblés de portes fermées, derrière lesquelles j'entendais malgré moi les respirations, les gémissements, les battements timides d'ailes toutes neuves. D'un couloir à l'autre bout du hall, un concert de cris me paralysa et me força à jeter un coup d'oeil ; là-bas, à gauche du comptoir, une dizaine de docteurs et d'infirmières se débattaient avec un jeune adulte, qui hurlait visiblement sa colère. Il était encore mouillé de transpiration, tremblant, mais déjà il essayait de leur échapper en s'envolant. 

    « Gardes, gardes !! hurla un des docteurs. Emparez-vous de lui, tout de suite ! »

    Je vis quatre Gercars débarquer, attraper le pauvre ancien Enëjz et le traîner derrière eux malgré ses cris à faire exploser les vitres. Sur son dos, solidement accrochées, toutes neuves, des ailes de chauve-souris tentaient de griffer quiconque osait l'approcher. Soudain on le jeta à terre et avant qu'il pût se relever, on lui plaqua les ailes contre le corps et on les attacha solidement. Puis pour éviter qu'il criât trop, on le bâillonna.

    « Expédiez-le au plus vite à Enfeghärt ! marmonna le docteur qui m'avait parlé quelques minutes plus tôt. Mademoiselle Eïcha, a-t-on repéré d'autres cas ce soir ?
    - Oh non, professeur, répondit une jeune infirmière qui n'osait regarder le Nah'râk qu'on emmenait. Vous savez, c'est si rare !
    - Tant mieux, tant mieux... Bon, évitez de faire trop de bruit à ce sujet, naturellement... »

    Le médecin chef s'épongea le front. Épouvanté par ce que je venais de voir, je me remis à courir, le souffle court, cherchant des yeux la chambre 314. Elle était quelque part par là, dans l'ombre, et elle m'appelait, la porte blindée ! 
    Soudain, elle fut devant moi. Le petit chiffre en lettres dorées semblait briller de mille feux par-rapport au mur délavé, gris. Tremblant, transpirant, je collai avec prudence mon oreille sur le panneau, écoutant précautionneusement chaque son à l'intérieur. Mais les battements de mon coeur rendaient mon étude impossible...

    J'attendis quelques secondes, ébranlé par ce coeur qui à chacune de ses pulsions manquait de me faire tomber, tel un bélier sur le portail d'une ville assiégée. Et puis tout à coup, je perçus des pas qui se dirigeaient vers moi. Littéralement paralysé, je ne pus que faire un pas en arrière, incapable de me cacher aux yeux de l'infirmière qui, pressée, ouvrit la porte à la volée. Son regard chercha d'abord certainement des médecins aux alentours, puis finalement, elle baissa les yeux et me vit.

    « Qu'est-ce que tu fais là, toi ? me demanda-t-elle presque sèchement. Tu es le prochain adulte de cette chambre, c'est ça ? Par Arch'evilia, je suis en retard. Et pourtant il faut absolument que les professeurs voient ça ! »

    Elle chercha encore une fois les médecins, mais nous étions seuls.

    « Euh... hésita-t-elle, les cheveux en bataille. Bon. Toi, tu restes là, j'arrive. Et par pitié, ne commence pas à te transformer, hein ?! »

    Et ne me laissant pas le temps de répondre, elle se mit à courir en direction du hall, ses petits talons claquant sur le carrelage, ses ailes lui faisant faire des bonds presque comiques.
    La porte de la chambre était restée entr'ouverte. À l'intérieur, tout était sombre, quoiqu'éclairé par une importante source de lumière blanche que me cachait le panneau de bois. Une odeur familière, celle de mon aimée, venait flirter avec mes narines. Mais pas trace de vie là-bas, ni gémissements ni respiration, ni battements d'ailes. 

    « Emöra ? m'enquis-je timidement, n'osant pas entrer. Tu... Tu es là ? Ça va, rien de cassé ? »

    D'abord, il n'y eut pas de réponse. Et puis finalement, je perçus un mouvement, la lumière blanche oscilla, un courant d'air m'ébouriffa les cheveux.

    « C'est toi, Aromë ? Oh, par Gehylra, n'entre pas ! Je ne suis pas prête.
    - Mais ça va, hein ? m'inquiétai-je, impatient. Hein ?
    - Oui-oui, ça va... »

    Avant que je pusse ajouter quelque chose, une horde de docteurs se précipita sur moi, me bouscula et entra en trombe dans la chambre, guidée par l'infirmière décoiffée. Ils étaient tellement nombreux que plus personne ne pouvait entrer, tant la pièce était bondée. 
    Me sentant devenir fou, je ne pus qu'assister à leur silence béat, stupéfait. 

    « Par les arches blanches d'Archäh ! lâcha le chef médecin. Des années que ça n'était pas arrivé à Gehylra ! »

    N'y tenant plus, je me décidai enfin à entrer, poussant de toutes mes forces les imposants professeurs et les infirmières clouées sur place. 

    « Bon, j'en ai assez, laissez-moi voir Emöra, dégagez la piste, allez !! m'énervai-je en progressant comme je pouvais, ignorant les protestations. Emöra ! Où es-tu ?? »

    Autour de nous, le silence se fit. 

    « Je vous en prie, écartez-vous ! » demanda mon aimée d'une voix presque oppressée.

    On lui obéit, et je pus me dégager de la dernière personne qui me faisait obstacle. Alors je me retrouvai face à face avec Emöra. Enfin... Avec ce qu'était devenue Emöra. Car à présent, dans l'ombre, elle n'était plus une silhouette que l'obscurité rendait indécise et à laquelle j'étais habitué ; désormais, elle brillait de mille feux, d'un halo nacré qui la faisait ressembler à une sorte de déesse au visage blanc, encore plus doux qu'auparavant, aux cheveux d'un blond laiteux et incroyablement soyeux, aux yeux comme deux lunes décrochées du ciel... À côté d'elle, l'Egnä qui avait mis en fuite les ennemis de Gehylra n'était qu'une pauvre image faiblarde de ce que pouvaient être les Egnäs... Car oui, Emöra était bien devenue une de ces rares créatures aux ailes blanches adulées d'Arch'evilia, et finalement, au fond de moi, je me l'étais toujours dit. Comment cela pouvait-il en être autrement, après tout le bien qu'elle m'avait procuré, tout le bien qu'elle avait dispersé autour d'elle ?

    Ému au plus profond de moi-même, sentant les larmes dévaler mes joues brûlantes, je me jetai dans ses bras et, incroyablement heureux, je la serrai contre moi avec tout l'amour que je pouvais lui apporter en cet instant. 

    « Mon ange... murmurai-je, oubliant jusqu'à l'endroit où nous nous trouvions. »

    Ses ailes m'enveloppèrent et me réchauffèrent ; je fus au summum de mon ivresse.

    « Tu verras, quand je serai transformé moi aussi... chuchotai-je. Moi aussi je pourrai t'envelopper comme tu le fais.
    - C'est pour ça que nous étions si proches, Aromë, me répondit-elle comme si elle avait songé pendant que je parlais. Nous sommes les deux seuls Egnäs de Gehylra. Tu verras, j'en suis sûre à présent : nous irons à Archäh ensemble. Tous les deux, rien que tous les deux. Nous lutterons contre ces satanés Nah'râks, nous serons leur cauchemar. »

    À ce mot, mes jambes tremblèrent et elle dut me retenir.

    « Tu vois ? sourit-elle. Cette réaction que tu as, c'est typique des Egnäs : ils haïssent tant les Nah'râks qu'ils vacillent à leur évocation. Tu es un Egnä, comme moi. »

    Ivre de bonheur, je la serrai de nouveau contre moi. 
    Cet instant, il dura plus qu'une éternité, deux sans doute, s'il existe plusieurs éternités.

     

     

     

    ***

     

     

     


    Nous allions entrer par le légendaire portail blanc. Je lui donnais la main, nos ailes se touchaient, douces, et nos cheveux blonds flottaient dans la brise magique d'Archäh. Nous apprenions à voler, sautant de la plus haute tour de l'École, Rüolt, et nous partions vers le soleil levant explorer l'infini, seuls avec nous-mêmes. Nous étions accueillis en héros dans toutes les villes, parce que nous les délivrions de la terreur des ennemis souterrains, et l'on érigeait des statues à notre effigie, parce que notre volonté avait rendu notre force à l'égale de notre amour l'un pour l'autre. Arch'evilia, entre nos mains, était le monde le plus prospère et le plus sain de tout l'univers...

    « NON !! »

    Le cri, poussé quelque part dans le ciel qui éclairait mes rêves, déchira mon paysage comme une lame sur une toile peinte. Lentement, tremblant et luisant de sueur, j'émergeai de mon coma.

    « Hellra, non, tu ne peux pas faire ça ! Lâche ça, allez... »

    Une respiration saccadée me perçait les tympans, au pied de mon lit.

     

     

    Emöra

    Doucement, je commençai à me souvenir un peu ; cette douleur liée à la transformation, et puis ce noir apaisant, salvateur, pour endormir la souffrance...
    Remuant un peu, j'entr'ouvris les yeux ; une lumière aveuglante me transperça la rétine, mais je finis par m'y habituer. 

    « Ne bouge pas, toi ! »

    L'ordre me fit ouvrir plus promptement les yeux. Perdu, je cherchai la source de cette voix dure, et je me retrouvai face à une infirmière haletante au visage qui reflétait un affolement à peine contenu. Je ne remarquai qu'après qu'elle pointait sur moi un arc bandé.

    « Je te jure, si tu bouges, je t'envoie cette flèche en plein dans le gosier, compris ?! siffla-t-elle.
    - Emöra... » murmurai-je, perdu.

    Les forces me revenaient doucement. Je commençai à me demander si je n'étais pas encore dans mon rêve, et mon esprit, en remettant les idées en place, commençait à s'affoler : pourquoi me menaçait-on ? Qu'avais-je fait ? Avais-je été somnambule, avais-je parlé dans mon sommeil et dit des choses intolérables ?
    Enfin, ma vision se fit plus distincte ; j'étais bien dans une chambre, la lumière était éteinte. Pourtant, j'y voyais comme en plein jour. Sûrement parce que mon halo blanc devait, comme Emöra, tout éclairer autour de moi. 

    « Assieds-toi doucement et ne bouge plus ! » m'ordonna l'infirmière.

    Je m'exécutai sans comprendre. Elle semblait sur le point de lâcher son arc et de s'enfuir à toutes jambes, pourtant elle tint bon jusqu'au retour des médecins. Même comité d'accueil que celui d'Emöra. Ils étaient sans doute venus admirer, eux aussi, le deuxième Egnä de Gehylra. 
    Je leur souris et, encore pantelant, je me levai pour aller vers eux ; aussitôt l'arc se tendit un peu plus.

    « Où... Où est Emöra ? demandai-je en la cherchant des yeux. Emöra ? Où es-tu ? »

    Le silence me répondit. Tous me fixaient comme des statues de glace. Et puis tout à coup, le chef docteur jeta un oeil dans le couloir et appela à voix basse :

    « Gardes ? »

    Cinq Gercars entrèrent dans la pièce, tandis que les médecins s'écartaient comme ils le pouvaient. Devant moi, l'infirmière ne cessait de me menacer.

    « Attrapez-le. »

    Alors les cinq gardes se jetèrent sur moi, et je tombai à la renverse sans comprendre. 

    « Au... Au secours !! m'exclamai-je. Qu'est-ce qu'il y a ?? Qu'est-ce qu'il se passe ?? Lâchez-moi !! »

    Mais soudain, un éclair terrible, fatal, me frappa en plein visage. Un éclair de lucidité qui me rendit toute ma conscience, et pour la première fois depuis mes six ans, je me sentis affreusement seul. Me mettant à trembler comme un épileptique, je me forçai à baisser le regard pour oser poser mes yeux sur mes mains. Lorsque je les vis, blanches, longues, minces, je fus un instant rassuré, mais un trop court instant : elles étaient griffues. Avec une horreur non contenue, je me tordis dans tous les sens pour apercevoir mes ailes qui battaient dans tous les sens et renversaient les meubles ; je ne vis d'abord que le bras couvert de sang d'un de mes gardes, et puis, soudain, une grande aile de chauve-souris, noire comme l'ébène, acérée, vint de nouveau s'abattre sur le bras du Gercar, qui poussa un juron de douleur. Cette aile, c'était moi qui la commandais. 

    Alors le monde s'écroula. Je me mis à pousser le plus long cri de ma vie, un cri déchirant à m'en arracher les cordes vocales, à m'en faire sortir les yeux de leurs orbites. Ce cri de désespoir intense qui me submergeait me donna la force d'éjecter mes cinq assaillants, et je me jetai dans le couloir, courant avec une énergie dévastatrice, dévoré par un feu intérieur qui me brûlait les entrailles avec la force d'un volcan.

    « EMÖRA !! » hurlai-je, me prenant les pieds dans mes ailes, me griffant moi-même les chevilles et me nourrissant de la souffrance que cela provoquait.

    Les entailles devinrent si profondes que je m'écroulai au milieu de ma course, frappant le sol de mes poings, tentant de me relever en agrippant le ciment, m'arrachant quelques ongles au passage. Mes gardes me rattrapèrent en quelques secondes et, violents, ils me plaquèrent au sol et replièrent avec une force brutale mes ailes, qui grincèrent. Ils les attachèrent solidement le long de mon corps, moi hurlant à en vomir mes entrailles, et ils voulurent me bâillonner mais je tentai de les mordre, refusant qu'on m'empêche de me vider de tout mon désespoir. Ils parvinrent à m'imposer le bâillon, jusqu'à ce que ma volonté décuplée fît sortir de ma bouche un jet de flammes qui réduisirent le chiffon à l'état de cendres. J'entendis les cris des infirmières qui s'enfuirent, et les appels des Gercars qui voulaient des renforts. On me releva brutalement et on m'emmena malgré moi dans le hall, pour m'évacuer par la porte de derrière. 
    Là, près du comptoir, une silhouette fit s'élever en moi une haine animale, incontrôlable, une haine vieille de plusieurs milliers d'années profondément incrustée dans mon code génétique. Lorsque je reconnus Emöra, que son statut d'Egnä me forçait à haïr, je me remis à hurler de toutes mes forces, combattant du même coup cette haine que je ne désirais pas.

    « EMÖRA !! EMÖRA, JE T'AIME !! JE T'AIME, JE T'AIME, JE T'AIME, QUOIQU'IL ARRIVE, JE... AARGH !! »

    Encore cette vague de haine qui m'étouffait et qu'il me fallait chasser. Je vis Emöra se couvrir la bouche de ses mains, catastrophée, une larme roulant sur ses joues. Elle devait ressentir exactement la même chose que moi, car soudain elle prit conscience de ce qui se passait et elle se précipita vers moi pour m'arracher aux Gercars, mais des médecins lui barrèrent la route et l'attrapèrent solidement. Son cri, plus terrible encore que le mien, à en griffer le ciel, m'ébranla jusqu'au plus profond de moi-même. Je fus poussé dans la rue, on ferma la lourde porte du Bâtiment des Métamorphoses, et je me retrouvai seul avec mes bourreaux.

    « Saleté de Nah'râk, tu as osé envoûter une Egnä ! me lança un Gercar avec colère. Mais t'inquiète pas, là où tu vas, t'es pas prêt de la revoir ! »

    Cette nouvelle remarque augmenta encore ma peine, si c'était possible. Je voulus vomir ma souffrance, mais cette fois le Gercar ne me le permit pas ; je n'eus que le temps de le voir brandir une masse, et d'un coup il me frappa près de la tempe. Je m'écroulai sur le trottoir, sans connaissance.

     

    ***

     


    Le regard du Nah'râk, dans le magasin... Son sourire... Avait-il décelé en moi un futur confrère ? Était-ce pour cela qu'il m'avait épargné ? Était-ce parce qu'il voyait en Emöra une future Egnä qu'il avait voulu la tuer, animé d'une haine animale ? Et mes tremblements à sa vue, mes malaises rien qu'en entendant le mot « Nah'râk »... N'était-ce pas plutôt, au lieu de l'instinct d'Egnä que m'avait décrit Emöra, un signe que tout au fond de moi, malgré mon caractère doux hérité de mon aimée, je ne voulais pas m'avouer ma seule faiblesse... celle d'être un Nah'râk ?

    « Bon, le sans-nom, tu te bouges, oui ?! »

    Tiré de ma rêverie, je levai mon nez devenu plus pointu de mon ouvrage : une fine épée, que chaque Nah'râk devait se fabriquer lui-même avec sa magie. Depuis les dix jours que j'étais à Enfeghärt, je refusais de parler, de livrer mon nom, en tout cas celui dont je me souvenais, et je restais prostré. Être séparé de ma moitié, c'était comme être un foetus loin du ventre maternel, mais toujours accroché à elle par le cordon ombilical. J'étais écartelé, plus encore à cause de ce stupide instinct qui me forçait à la fois à haïr Emöra, tout autant que je l'aimais. 

    « Écoute-moi bien, toi, me siffla mon maître en approchant très près son visage du mien. Je ne sais pas pourquoi tu t'es retrouvé dans la peau d'un Nah'râk si c'est pour déprimer à ce point. Nous sommes un peuple fier, motivé, toujours combattif, alors si tu continues comme ça, mon gars, tu vas te retrouver dans nos assiettes, ce sera vite fait ! »

    Je le regardai droit dans les yeux.

    « Parce que vous croyez peut-être que j'ai envie d'appartenir à votre race ?! lâchai-je en tremblant. Finir dans vos assiettes me rappellerait, au moins, que je ne suis pas des vôtres ! »

    Le Nah'râk éclata de rire et je pus apercevoir ses canines, pointues, aussi longues que les miennes.

    « Tu entends ça, Hellgg ? s'esclaffa-t-il en se tournant vers la porte ouverte. Le morveux veut finir dans nos assiettes !
    - J'entends, j'entends... »

    Dans l'embrasure de la porte, un autre Nah'râk fit son apparition, grand, mince, un air terriblement mesquin sur le visage. Je le reconnus tout de suite ; c'était le Nah'râk du magasin, qui avait failli tuer mon Emöra, et qui m'avait épargné. S'appuyant sur le cadre de la porte, il sortit un morceau de viande froide de sa poche et la dévora nonchalamment, comme on mangerait une pomme. 

    « Comme on se retrouve, hein ? me dit-il en me refaisant son horrible sourire.
    - Vous vous connaissez ? demanda mon maître d'un air surpris.
    - Ouep. J'ai eu l'occasion de le voir à l'état bébé, et évidemment, je ne l'ai pas tué. Et tu sais pourquoi je t'ai laissé la vie sauve, mon ptit gars ?
    - Parce que vous avez flairé ce que je n'ai même pas eu l'intelligence de sentir : le monstre qui est en moi... »

    Cette fois, ce fut lui qui éclata de rire, tandis que mon maître me regardait d'un air mauvais. 

    « Le monstre ? reprit le Nah'râk. Ça c'est la meilleure ! En t'insultant, tu insultes notre peuple entier, je te signale.
    - Mais vous n'êtes pas un peuple, vous n'êtes qu'une dégradation d'Arch'eviliens, une... le cancer d'Arch'evilia ! »

    Vif comme l'éclair, mon maître me donna une gifle puissante et frappa sur la table si fort qu'elle faillit se craquer en deux. Mais l'autre n'avait pas bougé et souriait.

    « Eh bien ! dit-il. Ils ont bien fait leur travail là-haut. Ouh là là, comme les Nah'râks sont méchants, et comme les Egnäs sont gentils ! Mais sais-tu, cher petit ignorant, que ce sont les autres Arch'eviliens qui ont décidé d'exiler les Nah'râks, eux qui les ont poussés à vivre dans l'ombre, à cultiver une haine tenace pour les autres et une envie de vengeance toujours grandissante ? Oui, on dit que notre apparence est héritée de notre caractère enclin à semer la discorde, à désobéir aux ordres, mais nous ne sommes pas des démons, nous sommes juste joueurs, peut-être politiquement incorrects, mais ce n'est pas un crime. Certes, il y a parmi les Nah'râks des tueurs, des pervers, des sadiques, mais ce sont des extrêmes ; le reste, ce sont des personnes qui sont souvent égoïstes, aiment être atypiques, être hors-la-loi, s'amuser même si cela ne plaît pas aux autres... Est-ce une raison pour nous censurer, nous considérer comme la peste, nous forcer à ne plus connaître la lumière du soleil ? Regarde, à présent, nous haïssons tant les Egnäs que notre but premier est de les exterminer. Et je parie que tu as voulu mourir quand tu as su ce que tu étais.
    - Vous ne pouvez pas comprendre.
    - Ah non ? Sache pourtant que moi, au début, j'ai voulu me tuer : on m'avait toujours appris que les Nah'râks étaient des monstres, on m'avait raconté les pires horreurs à leur sujet, on m'avait dit que si on avait le pouvoir de les tuer, il fallait le faire. Alors imagine quand j'ai vu que j'en étais un, imagine quand on m'a chassé comme une ordure, quand du jour au lendemain mes amis, mes professeurs, mes proches sont devenus mes ennemis ! Ne trouves-tu pas cela immonde que d'élever chaque enfant en insultant ce qu'il sera plus tard ? Imagines-tu qu'on élève des enfants avec amour et que, selon leur transformation, on continue de les aimer ou on les hait ?? Mais dans un monde pareil, que sont les sentiments ?! Des jouets, des marionnettes guidées par l'apparence ! Tu n'as jamais connu tes parents, n'est-ce pas ? 
    - Personne ne les connaît.
    - Et pourtant, est-ce dans notre nature première de nous séparer de nos enfants ? Crois-tu que les mères, après avoir porté neuf mois durant un être dans leur ventre, ont envie de s'en séparer, de ne pas le voir grandir ?? Quelle est cette société où l'on arrache les bébés à leur foyer pour leur donner une éducation commune, qui les ferait peut-être se transformer en tout sauf en Nah'râks ? Alors que l'on sait que rien ne change la nature profonde. Regarde, tu détestes les Nah'râks mais tu en es un dans ta nature profonde.
    - Ce n'est pas mon éducation qui m'a fait tel que j'étais... avant mes Maturales. C'est une... amie...
    - Une amie, hein, s'esclaffa le Nah'râk. »

    Malheureux, je me tus, baissant la tête.

    « Écoute, reprit-il. Tu ne reverras plus cette fille. On t'a jugé pour ton apparence, on t'a isolé. De son côté comme du tien, on vous empêchera de vous voir. »

    Je me levai d'un coup, renversant la table et la chaise, faisant tomber dans un bruit sourd mon épée toute neuve. Furieux, rattrapé par une crise de désespoir, je m'exclamai de toute ma voix :

    « Mais qui êtes-vous pour oser décider de mon destin ?! Qui sont-ils tous pour nous séparer, pour nous condamner à l'errance et à la solitude ?! Je vous hais, je vous hais tous !! »

    Et, fou de rage, je m'élançai par la petite fenêtre en brisant le verre, sous le regard stupéfait du maître et de son compagnon.

     

    Emöra

     

    Je n'avais jamais volé. Mais au sortir de la fenêtre, je me retrouvai au centre d'une immense caverne, si haute et si grande qu'on n'en voyait pas le bout, et encore moins le fond. Je n'avais pas le choix, il me fallait déployer ces ailes ingrates ou j'irais m'écraser tout en bas. Je me mis à planer difficilement, me battant pour garder l'équilibre et pour m'orienter. Derrière moi, Hellgg s'était lancé à ma poursuite, avec le maître et tous les Nah'râks qu'il avait pu rameuter. Avec mes yeux rouges, je cherchai la sortie, et je trouvai un petit tunnel tout en haut, sur le toit de la caverne, qui partait en montant légèrement. Battant le plus vite possible des ailes, j'essayai de monter en chandelle et de semer mes poursuivants, mais peine perdue. En quelques secondes, je fus rattrapé par Hellgg qui agrippa mes chevilles et les tint fermement, m'empêchant d'avancer.

    « Lâche-moi !! m'écriai-je en me débattant, tandis que le maître arrivait et me donnait une autre gifle. Je vous hais, je vous hais tous !! crachai-je entre deux sanglots désespérés. Laissez-moi mourir... Laissez-moi !! »

    On ne me laissa pas. Alors, résolu à en finir, je me laissai tomber pour m'écraser sur les rochers alentours. Mais on me tenait fermement, et je ne pus que tomber presque évanoui dans leurs griffes, abandonnant là tout espoir. On me ramena dans le bâtiment des nouveaux venus, dans la grotte qui me servait de chambre, et j'y fus enfermé à double tour, livré au monstre de douleur qui me dévorait de l'intérieur.

    Je restai emprisonné durant deux jours, sans manger ni boire. Je savais qu'ils ne me tueraient pas, car un membre de plus, c'était une épée prête à faire du mal sur la terre d'Arch'evilia. Mais moi, j'étais bien décidé à ne pas me laisser faire : pas question de faire ce que ma bien-aimée, ma moitié, abhorrait plus que tout ! J'avais la certitude qu'il fallait que je la retrouve, coûte que coûte. Car sans elle, ma vie m'abandonnait. Je me sentais faiblir, pâlir, devenir incertain et transparent, perdre de mon âme. Pire encore... La nuit, je faisais des rêves étranges, des rêves agités qui réveillaient en moi de vieux souvenirs oubliés, ce passé que l'image d'Emöra avait effacé. Petit à petit, avec horreur, dégoûté de moi-même, je commençais à me souvenir du garçon que j'étais. J'avais blondi en grandissant, car enfant, je me rappelais à présent avoir eu une tignasse brune devenue fine et soyeuse après la rencontre d'Emöra. Mon amour pour elle m'avait totalement changé, c'était incroyable. Le problème, c'est qu'avec elle j'étais devenu un de ces Enëjz typiques destinés à être Egnäs, sauf que mon âme obstruée par l'image de mon aimée, elle, était restée celle d'un Nah'râk. Voilà pourquoi j'avais été tant anéanti par ce que j'étais devenu la nuit de mes Maturales : je m'étais oublié moi-même, et cette créature issue de moi m'était comme étrangère, pourtant j'étais prisonnier de son corps immonde. Et à cause de cela, j'étais exilé. Haï. Craint comme la peste. Ce qu'avait dit Hellgg n'était pas totalement faux : moi aussi, mes professeurs avaient ignoré mes appels, moi aussi ils avaient feint de ne plus me connaître. On m'avait séparé d'Emöra... Mais je ne voulais pas m'avouer que c'était à jamais. J'étais décidé à aller jusqu'au bout, même jusqu'à la mort, pour la retrouver. Moi qui n'avais jamais été courageux, à présent que mon unique raison de vivre m'était arrachée, j'étais prêt à affronter toutes les horreurs du monde juste pour la revoir, apercevoir une mèche de ses cheveux voler, sentir de nouveau son odeur, caresser son sourire...

    Soudain, la lourde porte de bois s'ouvrit dans le cliquètement des lourdes serrures et Hellgg entra. Je ne le regardai pas, prostré, les ailes repliées autour de mon corps, encore secoué de frissons de colère et de chagrin. Il m'observa en silence. Je sentis en moi le dragon de la haine se dresser, mais je ne fis pas un geste pour essayer de le tuer : il était bien trop fort pour moi.

    « Fermez la porte, ordonna-t-il, brisant le silence. »

    J'entendis le lourd panneau qui se refermait, puis plus rien.

    « Tu ne veux toujours pas me donner ton nom ? » demanda Hellgg de sa voix sifflante. 

    Je ne pris même pas la peine de lui répondre, encore plongé dans mes sombres pensées.

    « Tu sais, ici tout le monde t'appelle le Sans-Nom. Tu perds ton identité. Tu risques de mourir. »

    Au début, je ne fis pas un geste. Mais après un long moment de silence, je me tournai lentement vers lui, m'asseyant en tremblant contre le mur gris. Je le regardai de mes yeux malades ; il avait davantage l'air curieux qu'en colère. 

    « Laissez-moi partir... articulai-je. Je vous en supplie...
    - Pour que tu te fasses tuer dehors ? s'offusqua Hellgg. Écoute, nous avons le devoir de prendre soin de notre race ; toute créature perdue est une blessure dans notre Histoire. Que tu le veuilles ou non, tu es un Nah'râk ! Pourquoi ne te relèves-tu pas ? Pourquoi ne cherches-tu pas à affronter les monstres qui t'empêchent de vivre ?
    - Mais les monstres qui m'empêchent de vivre... C'est vous ! crachai-je, dépité. Vous me retenez prisonnier, vous médisez sur un être qui m'est cher... 
    - Vas-tu enfin me dire de qui il s'agit ? »

    Je fus pris d'un rictus méprisant et me pris le visage dans les mains. Un de mes ongles aiguisés me griffa la joue ; je contemplai mon doigt plein de sang et, perdu, je restai immobile pendant plusieurs minutes. Chacun de mes battements de coeur me faisait mal comme un coup de massue, pourtant il battait faiblement.
    Soudain, j'eus la force de me lever et, pris d'une montée d'adrénaline, je me précipitai sur Hellgg pour lui agripper la manche avec force. Avec une respiration accélérée, comme un grand malade à l'agonie, je le suppliai de me laisser partir. Offensé certainement, il me repoussa et je tombai à genoux, sanglotant, au bord de l'évanouissement. Il me toisa de toute sa hauteur et, après un instant éternel, il me lança d'une voix courroucée :

    « Tu es vraiment une énigme ! »

    Puis il tourna les talons, on lui ouvrit et il me laissa seul, désespéré, pris d'une crise de folie.

    Cette fois, je restai plus d'un mois dans ma cellule, mieux nourri mais tout aussi seul. Plusieurs fois l'on crut que ma dernière heure venait : on me trouva sans connaissance, luisant de sueur, tremblant de tous mes membres, des cernes gris pendant sur mes joues. Mais grâce aux soins d'une infirmière brutale, je fus gardé en vie. Tant mieux peut-être, car lorsque je ne dormis pas, je me mis à échafauder des dizaines de plans pour échapper aux griffes des Nah'râks. Pour moi, je restais un Egnä dans l'âme, et il n'était pas question que je finisse mes jours ici. Alors... au bout d'un moment, je résolus de faire croire aux autres que j'étais résolu à obéir, à être formé au combat ; ainsi l'on m'enverrait peut-être en expédition sur la terre, et là je pourrais m'enfuir.

    « Oui. Je vais devenir un de leurs meilleurs guerriers. Je déjouerai les pièges des Arch'eviliens, je trouverai un passage vers l'air libre, et je serai comme un oiseau, libre de mes chaînes. »

    Cette phrase, je ne cessais de me la répéter. Elle finit par me hanter, m'habiter dans toutes les pores de ma peau, jusqu'à remplacer provisoirement la présence perdue de mon Emöra. Elle devint le projet unique de ma vie, mon unique désir, et je résolus de m'y tenir.

    Alors un jour, ou une nuit, peu importait dans ce royaume de l'ombre, je me redressai, je repris des forces et en une semaine, je fus entièrement rétabli. Je me mis à feindre le Nah'râk, marchant à grands pas dans ma cellule, frappant la porte à coups de griffes et ordonnant qu'on me fasse sortir. Enfin, quelque temps plus tard, mon ancien maître vint m'ouvrir. Me tenant le plus droit possible, prenant mon air le plus hautain, je le regardai droit dans les yeux ; il était plus grand que moi mais je voulais l'impressionner. Je le laissai me lancer un regard brûlant où naissait la surprise, et tout d'un coup, en détachant mes mots, je lui déclarai :

    « Je suis prêt. »

    Il esquissa un petit sourire mesquin, et il m'enjoignit de le suivre jusque dans son cabinet, là-haut dans un des rochers de l'immense grotte d'Enfeghärt. Là commença mon entraînement, un entraînement difficile fait de souffrance et d'efforts considérables. On m'habitua violemment à la douleur, on me forma à la magie, on m'apprit à combattre à l'épée comme la plus fine des lames. Je savais que tous les anciens Enëjz étaient formés ainsi, mais j'étais bien plus motivé qu'eux : je les surpasserais, je surpasserais même les adultes les plus forts. 
    Bientôt, au bout d'environ trois mois seulement, je fus trop fort pour mon maître qui, satisfait de moi, m'envoya chez un plus grand professeur. J'en accumulai ainsi quatre, et quelque temps plus tard je fus grandement respecté des plus jeunes. Commençant à m'habituer à ma situation de Nah'râk, je passai avec fierté devant les autres, volant avec force et grâce à la fois, vêtu des plus beaux habits que l'on pouvait trouver à Enfghâlia, la capitale d'Enfeghärt, où j'avais été envoyé pour y rencontrer le plus grand des guerriers, qui devait me former prioritairement. Évidemment, mon ascension spectaculaire n'échappa à personne et certains se mirent à m'envier, me détester, mais peu m'importait ; je n'oubliais pas mon but premier, celui de retrouver Emöra, et pour cela j'étais même prêt à devenir entièrement Nah'râk.

    Ce jour-là, j'entrai dans une demeure luxueuse, juste en face du splendide palais royal, construit à même la roche de l'immense gouffre d'Enfeghärt. Des gardes s'inclinèrent à ma vue, et j'en éprouvai une satisfaction immense. Je traversai un long couloir et, guidé par mon instinct, je me dirigeai vers une grande porte magnifiquement enluminée, comme une majuscule sur un parchemin. Je frappai avec force et un serviteur, petit Nah'râk maigrichon et binoclard, vint m'ouvrir. Je ne lui accordai pas un regard, comme c'était la coutume, et j'allai à la rencontre d'une longue silhouette aux grandes ailes noires, qui me tournait le dos. Impatient, je me râclai la gorge. 
    Surpris, le Nah'râk se tourna vers moi et, stupéfait, je reconnus Hellgg. Mais j'avais appris à contrôler les expressions de mon visage, poussé par ma détermination haineuse, et il ne remarqua probablement rien. 

    « Encore toi ? s'exclama-t-il avec un rictus. Décidément, nos chemins sont voués à se croiser. »

    Je m'inclinai très légèrement avec assurance, et il m'observa, curieux.

    « Tu as bien changé depuis la dernière fois que je t'ai vu, fit-il remarquer. 
    - J'ai pris conscience de mon état, affirmai-je. Et j'ai décidé de l'assumer. Je veux être le premier à venger notre race de ceux qui nous ont ignominieusement exilés. »

    Le pire, c'est que je le pensais un peu, à présent. J'en voulais à l'Arch'evilia tout entière pour le mal qu'elle m'avait fait. Voilà pourquoi, probablement, avais-je une âme de Nah'râk : sans doute qu'Emöra avait accepté sa condition, elle, sans éprouver de haine envers qui que ce soit, sauf peut-être envers moi... Pour moi, c'était autre chose. Je détestais le monde, sauf Emöra qui continuait à me fasciner, à faire remuer mon coeur. Pour elle encore une fois, je m'étais épanoui, et mon visage s'était fait plus beau, plus fin, peut-être plus machiavélique que le premier, mais en tout cas loin d'être aussi laid que le visage de la plupart des Nah'râks.

    Hellgg sourit, apparemment satisfait de ma réponse. 

    « Alors, dis-moi... commença-t-il. Tu as un nom, à présent ? On m'a parlé d'un certain Mosän, mais je ne savais pas que c'était toi.
    - Mosän est le nom que tous m'ont donné, répliquai-je. Mosän, le Sans-Nom en ancienne langue nah'râk.
    - C'était donc bien ce que je pensais ? Tu ne veux toujours pas donner ton vrai nom ?
    - Mon vrai nom, à présent, c'est Mosän. J'ai perdu le reste de moi-même, toutes mes certitudes, toute mon âme, après mes Maturales. Maintenant, je suis le Sans-Nom et je n'ai plus d'histoire. Ma vie est gouvernée par la vengeance, juste la vengeance. »

    Impressionné par un tel discours, Hellgg marqua de nouveau un temps de pause.

    « Tu es incroyable, finit-il par déclarer. Tu es la seule énigme que je connaisse : tu es tout ou tu n'es rien, tu parles comme un supplicié ou comme un grand guerrier Nah'râk. Deux puissantes forces semblent s'affronter en toi, et je ne sais jamais comment je dois réagir. Tu me mets mal-à-l'aise, Mosän. Tu es deux êtres en un. Mais d'où viens-tu ? Qui es-tu ? »

    Je ne sus répondre. Ce qu'il me disait me faisait défaillir, et pourtant il ne fallait surtout pas que mon édifice, construit pierre par pierre depuis plusieurs mois, ne s'écroulât. Après quelques secondes de concentration, je parvins à lâcher d'un ton neutre :

    « Je suis Mosän, votre nouvel élève. Je viens ici pour apprendre à me venger. Apprenez-moi, grand maître. »

     

     

    Emöra

     

    Il finit par me sourire, puis il se tourna vers la grande fenêtre près de laquelle il se trouvait, admirant le gouffre qui s'étendait sous nos pieds, et le palais royal en face. Nos yeux rouges nous permettaient d'y voir comme en plein jour. Je commençai à m'approcher pour voir moi aussi, quand soudain, vif comme l'éclair, Hellgg sortit de son état serein pour abattre sa puissante épée sur moi. D'abord surpris, je n'eus que le temps de faire un bon prodigieux sur le côté, pris au dépourvu. Mais en quelques secondes, je fus debout après une roulade rapide qui me permit d'attraper mon arme, forgée dans mes mains avec ma magie. J'esquivai encore deux de ses puissants assauts, puis je me précipitai sur lui et nous nous lançâmes dans un combat acharné, nos épées fines et ultra rapides sifflant dans les airs comme des fouets, pareilles à des éclairs d'argent et d'or. Le bruit des chocs était si puissant que toute la demeure en résonnait, et nous étions si concentrés que nous nous absorbâmes entièrement dans le combat, oubliant que nous nous affrontions dans un salon. Soudain, dans un geste brusque, Hellgg m'envoya m'écraser contre la grande fenêtre, qui explosa en mille bris de verre, et je fus projeté au centre du gouffre. Mes ailes battirent puissamment dans une grande brassée d'air et lorsque Hellgg vint me rejoindre, nous continuâmes notre bagarre dans les airs, faisant de grandes embardées pour éviter les coups terribles. J'étais habitué à la douleur, aussi les entailles ne m'affaiblirent pas et les gouttes de mon sang, pareilles à des bulles rosées, nous entourèrent comme des étoiles, allant éclabousser les parois et les roches. Nous fîmes s'envoler des nuées de chauves-souris, des stalactites tombèrent et nous dûmes les éviter avec adresse. Notre bagarre attira bientôt la foule, mais nous étions tous deux si concentrés que nous n'y fîmes pas attention. Décidé à le battre, je fis appel à ma magie, que je savais très développée. Tout à coup, dans un grand geste circulaire du bras droit, j'appelai les roches de toute mon âme ; des morceaux entiers de la paroi se détachèrent et, aussitôt, je les envoyai avec force sur Hellgg, qui les repoussa d'un seul coup d'épée avec un bruit à déchirer les tympans. Je ne lui laissai pas le temps de se remettre, je fonçai en piqué sur lui et feignis de l'attaquer à l'épée. Mais au dernier moment, je lui envoyai un jet de flammes, tout droit sorties de ma bouche, qu'il put éteindre de justesse en y envoyant de l'eau glacée. Il se jeta alors sur moi et me projeta contre les rochers, me brisant quelques os que je réparai par magie en moins d'une seconde. Il en fut si surpris que je pus presque l'embrocher, mais au dernier moment il m'esquiva en reprenant ses esprits. Alors j'invoquai ma botte secrète : Emöra. La force de mon amour me donna plus que de la vitesse, plus que de la motivation, plus que de la force ; poussant un cri de guerre relativement bestial, je me jetai sur lui et repoussai tous ses coups, un par un, jusqu'à le désarmer. Son épée tomba dans le gouffre et je le tint en joue pendant quelques secondes, avant qu'il ne se rendît, ébahi. Avec sa magie, il fit revenir son arme, non pas pour combattre, mais pour la ranger. Sans voix, il parvint à articuler :

    « Incroyable ! Je n'ai jamais vu ça... Jamais... »

    M'inclinant respectueusement en vol, je lui déclarai doucement :

    « J'étais très honoré de me battre contre vous, Hellgg. Vous m'avez beaucoup appris. » 

    Puis je me tournai vers les autres Nah'râks sidérés, qui voyaient pour la première fois de leur vie le grand guerrier Hellgg, chef des expéditions et vainqueur de plusieurs dizaines de régiments d'Egnäs, tomber sous les coups d'un apprenti. Jusque là, il n'avait connu que des victoires en Enfeghärt. Et devant moi, la plupart des Nah'râks me regardaient d'un très mauvais oeil.

    « Peuple d'Enfeghärt ! m'exclamai-je d'une voix forte. Écoutez-moi tous ! Si je suis si hargneux, ce n'est pas pour montrer mes forces au grand-public ! Ce n'est pas pour épater le roi ! Ce n'est pas pour susciter votre intérêt ! Si je suis Nah'râk enfin, ce n'est pas pour rien ; je n'ai que faire de votre admiration ou de votre haine, et je sais que vous me comprenez. Mon unique but est à présent de venir à bout de ces Arch'eviliens traîtres, qui ont cru bon de nous exiler dans les terres hostiles et sombres d'Enfeghärt, comme on exile des démons, comme on se débarrasse de la vermine ! Comme vous, avant j'étais Arch'evilien, j'avais des amis, des proches sur qui compter, mais à présent que j'ai vu pousser sur mon dos des ailes noires et griffues, je ne suis plus qu'un être maudit pour les êtres du dehors, je suis chassé, haï, craint ! On a même voulu me tuer alors que mes Maturales n'étaient pas encore terminées, tant on était dégoûté par mon aspect ! Peuple de Nah'râks, juste parce que vous êtes laids, juste parce que vous ressemblez aux démons des légendes, on vous censure ! Il est temps, enfin, de prouver au monde que vous n'êtes pas de simples créatures idiotes, trop faibles pour résister à l'ennemi qui nous pousse à nous enfoncer sous la terre ! Suivez-moi dans le Dehors. Suivez-moi, et ensemble nous reconquerrons les terres de l'air libre ! »

    Mon discours fut suivi de cris de guerre, qui m'approuvaient, qui fêtaient le retour des vrais Nah'râks, ceux des tourments et de la vengeance. Satisfait et ivre de colère à la fois, je contemplai, immobile, mon nouvel empire : des centaines, des milliers de Nah'râks me suivraient. Ils m'aideraient à percer le sol, le plafond de cette voûte maudite. Ils m'aideraient, sans le savoir, à retrouver mon Emöra, sans qui je commençais à devenir un monstre. Car Hellgg avait raison : en moi, deux puissances s'affrontaient, celle de mes origines, qui se caractérisait par mon côté Nah'râk, et celle inspirée par Emöra, mon côté Egnä, qui avait pris ses aises en moi et l'avait totalement changé depuis mes six ans. Seulement, l'absence de mon âme-soeur rendait mon côté Egnä plus faible, et mes défauts ressurgissaient, comme des volcans depuis longtemps éteints qui, tout d'un coup, se réveillent. Je savais que si je ne la retrouvais pas bientôt, je deviendrais une de ces créatures que j'abhorrais tant, un Nah'râk... Un vrai.

    Soudain, des applaudissements puissants, bien plus forts que les autres, résonnèrent dans la caverne, et assez rapidement on n'entendit plus que ceux-là : tous les autres s'étaient tus. Surpris, je me retournai et me retrouvai face à face avec... le roi. Alerté par tant de vacarme, il était sorti avec toute sa cour, en grande pompe, magnifiquement vêtu. Il était grand, costaud, se tenait très droit et était, sans être un vieillard, assez âgé. Ses ailes, toutes parées de mille diamants, ne battaient pas : il était assis sur un trône d'or que portaient dix Nah'râks en grande livrée. Il portait une longue cape noire, un costume vert kaki et rouge, tout aussi somptueux que son statut. Il me regardait intensément, d'un air sévère. J'aurais eu envie de le tuer si une force invisible ne me l'avait pas strictement interdit. 

    « Qui es-tu ? » me demanda-t-il d'un ton impérieux.

    Ne cessant de voler, je me plaçai devant son trône et m'inclinai bien bas, avant de lui répondre :

    « Je suis Mosän, Seigneur des Ombres. 
    - C'est donc toi, le Sans-Nom !
    - C'est moi, pour vous servir, grand maître.
    - J'ai bien entendu parler de toi, Mosän. Tu n'es pas comme les autres. Je serais même tenté de dire que tu n'es pas comme nous. Pourquoi agis-tu de la sorte ? Comment es-tu devenu si puissant, en si peu de temps ? Car enfin, tu n'es qu'un gamin, après tout !
    - C'est la passion, Seigneur, qui me fait avancer. 
    - Il faut le croire, Seigneur ! m'interrompit Hellgg en me rejoignant, son épée rangée. Mosän est un être de tempêtes. Son désir de vengeance le fait vivre et lui permet d'enchaîner les victoires.
    - Mais si ton désir te fait vivre, Mosän, reprit le roi, fais bien attention à ce que tu fais... Une fois ton rêve assouvi, tu risques de mourir.
    - J'aurai accompli le but de ma vie, je n'aurai plus rien à faire en Arch'evilia.
    - Ainsi tu veux venger les Nah'râks des autres Arch'eviliens.
    - Oui.
    - Qui me dit que, si je t'accorde une armée, tu ne vas pas te retourner contre moi ? Car enfin, je sais que tu as d'abord détesté ta race, tu es instable et je ne peux te faire confiance.
    - Pardonnez mon effronterie, Seigneur, mais avec ou sans votre accord, j'accomplirai ma vengeance. Je n'ai pas besoin d'armée, juste de quelques régiments. »

    Le roi se tut, visiblement en pleine réflexion. Autour de nous, tout le monde faisait silence, même Hellgg qui me regardait avec respect et, je crois, une pointe de crainte.

    « Bon. Écoute, je vais d'abord te tester, finit par dire le Seigneur de l'Ombre. Je te confie vingt de mes Nah'râks, des soldats entraînés, avec Hellgg. Si tu parviens à ouvrir une brèche assez grande pour toute une armée, si tu parviens à déjouer les sorts des Egnäs, alors je mettrai sous tes ordres, assisté d'Hellgg, toute mon armée. C'est bien compris ?
    - C'est très clair, Seigneur. Je ne vous remercierai jamais assez.
    - Prends ton temps, Mosän, tu n'auras qu'une seule chance.
    - Soyez sans crainte, je saurai la saisir.
    - Alors, c'est parfait. »

    Sans que je puisse répondre, il ordonna que ses porteurs me tournent le dos, et il rentra dans son palais. Je le regardai disparaître, un coin de sourire aux lèvres que j'étais seul à percevoir. J'avais eu le roi, j'avais eu Hellgg, j'avais eu le peuple d'Enfeghärt ! Aveuglés par leur désir de vengeance, par leur haine pour les êtres du Dehors et irrités par leurs précédentes défaites, tous avaient vu en moi un espoir de victoire, alors que j'allais certainement me révéler leur pire ennemi... Et causer leur perte.

    « Imbéciles » pensai-je en ricanant sous cape. « Un véritable Nah'râk n'a pas de scrupules, et puisque tout le monde veut que j'en sois un, alors je n'en aurai aucun. C'est en voulant m'éloigner pour se protéger que les Arch'eviliens se sont condamnés. »

    Prenant un air victorieux, je me tournai de nouveau vers le public silencieux. Alors je m'écriai, levant haut mon épée et déployant avec force mes ailes noires :

    « Nah'râks ! Ensemble, nous allons à la victoire !! »

    Tous se mirent à crier de joie, et je pus mesurer pleinement à quel point j'étais machiavélique.

     

    ***

     


    Dissimulé derrière un pic rocheux, son épée tirée, tous ses sens en alerte, Hellgg se tourna vers moi d'un air tendu.

    « Tu vois les Egnäs ? me demanda-t-il, scrutant le bout du tunnel, fermé par un mur de granit magiquement renforcé. 
    - Aucun à l'horizon, répondis-je. Ils doivent être derrière la Porte, à l'air libre.
    - Certainement. Ils y ont une base, une sorte de grand bâtiment blanc construit dans la roche au coeur des gorges. Ils sont des centaines installés là, surentraînés. La dernière fois, nous avons eu un mal fou à leur échapper pour attaquer Gehylra, et je ne te dis pas pour revenir. »

    Permettant au silence de s'installer, je laissai aller mes pensées, une partie de moi cherchant une solution valable, une autre se rappelant vaguement les derniers jours de ma période Enëjz. Il n'y avait aucun moyen de s'échapper par là, sous peine de grandes pertes. Or, je ne pouvais pas me permettre un tel risque : si des Nah'râks étaient tués si bêtement, le roi ne m'accorderait jamais sa confiance.

    « Bon, finis-je par murmurer. On ne peut pas passer par là. C'est clair.
    - Mais par où comptes-tu aller, alors ? s'enquit Hellgg. Le toit de la caverne est ultra-solide et si nous tentons de le percer, il risque de s'écrouler sur nous.
    - Tiens, d'ailleurs, je me demande bien pourquoi les Arch'eviliens ne font pas ça. Faire s'écrouler le toit d'Enfeghärt sur nos têtes, une bonne façon de se débarrasser de nous, non ?
    - Bof... Les vertueux Egnäs ne veulent pas entendre parler de meurtre. Ce sont les méchants qui tuent, c'est bien connu. Et puis le toit d'Enfeghärt, c'est le sol d'Arch'evilia.
    - Pour en revenir à notre affaire, j'ai ma petite idée pour nous évader : habitant à Gehylra, je sais qu'à quelques kilomètres au Nord, entre la mer et le Grand Lac Salé, une plaine de sables mouvants s'étend. Là-bas, le sol – en l'occurrence, pour nous, le plafond – est plus mou. Nous pourrions tenter d'y faire un trou.
    - Mais que fais-tu des éboulements ?
    - Nous allons combiner notre magie. J'aurai besoin de l'aide du plus grand magicien d'Enfeghärt, et ensemble nous créerons un second toit, plus bas, pour retenir l'autre s'il s'écroule.
    - Mais si tout tombe, le Dehors sera fragilisé ! Nous serons libres, nous pourrons tous sortir !
    - Dans ce cas, parfait. Conduis-moi sous la plaine des marais, ramène-moi le magicien, et préviens le roi de nos intentions. Nous allons tenter de faire tomber Gehylra, qui deviendra notre bastion. Plus d'Enfeghärt ! Plus d'exil !
    - Par Enfeghärt, tu es diabolique ! s'exclama Hellgg avec un grand sourire, découvrant une rangée de dents pointues.
    - Attends, tu n'as rien vu... jubilai-je. Le jour de notre victoire, un grand banquet sera servi : je veillerai à ce que tous les médecins et les dirigeants de Gehylra soient cuisinés comme il se doit. »

    C'était complètement fou de me rendre compte que la méchanceté me rendait joyeux, et même m'excitait. J'étais presque pressé de mener cette attaque, de mettre mes paroles en exécution, et pourtant au début, mon but était seulement de retrouver Emöra. Cela restait toujours la raison de mon existence, mais j'étais désormais décidé à prendre quelques libertés avant de l'enlever : c'était vrai, les Arch'eviliens devraient payer.

     

    Emöra

     

    Nous rebroussâmes chemin, rejoignant notre régiment, et ensemble nous repartîmes vers Enfghâlia où nous avions l'intention de demander audience au roi. Hellgg, favori de sa Majesté, obtint rapidement réponse à sa requête, et je l'attendis pendant près de deux heures avant qu'enfin, il reparût en compagnie d'un Nah'râk assez petit, mince, tout vêtu de noir et aux yeux maquillés. Ses ongles sombres étaient aiguisés, sa barbiche pareille à l'ébène épousait parfaitement la forme de son visage pointu.

    « Mosän, déclara Hellgg en me rejoignant, je te présente L'Garöl, le Grand Prêtre magicien de la nation. Le roi a eu du mal à s'en séparer, il est toujours en sa compagnie. »

    L'Garöl, qui n'avait cessé de m'analyser sous toutes les coutures de son regard d'aigle, s'inclina légèrement sans pour autant me témoigner de respect, et je dus faire de même.

    « On dit que vous êtes en passe de devenir un grand mage, Mosän... » susurra-t-il d'une voix reptilienne à donner des frissons. Avec son air de varan, il semblait sur le point de me sauter à la gorge et de me dévorer. 

    « Les gens disent ce qu'ils veulent, répondis-je en haussant les épaules. »

    L'Garöl rapprocha son visage du mien d'un air mauvais.

    « Je te préviens tout de suite, mon petit gars... murmura-t-il. Je suis le magicien du roi depuis bien avant ta naissance. Tu as déjà détrôné Hellgg, mais je te conseille de ne pas trop chercher à t'améliorer en magie ; si jamais tu commençais à devenir trop puissant, je n'hésiterais pas à t'éliminer de mon chemin, bien compris ? »

    Je levai un sourcil, ne reculant pas d'un pouce malgré l'haleine fétide qu'il avait la bonne idée de me souffler au visage.

    « Ce sont des menaces, L'Garöl ? lâchai-je avec un regard perçant.
    - Libre à toi de l'interpréter de cette façon.
    - Si vous me croyez à ce point capable de vous détrôner, vous ne devez pas être bien puissant, ironisai-je, sarcastique. Peut-être veillissez-vous, qui sait ? Remarquez, vous commencez à perdre de votre bon sens : si vous parvenez à me tuer, vous éliminerez la seule personne capable de vous sortir de votre exil et vous venger. Dans tous les cas, vous ne serez plus favori du roi, et peut-être même que vous serez servi en plat de résistance à notre haute bourgeoisie.
    - Comment osez-vous ?! me cracha le mage dans un mouvement de recul, tandis que c'était à mon tour de m'approcher insolemment de son visage.
    - Vous ne me faites pas peur, vieux décati. Vous n'avez même pas été capable d'aider votre race à trouver une autre issue que celle gardée par les Egnäs, depuis tant d'années. Vous me haïssez parce que vous savez que moi, j'agis pour les Nah'râks, contrairement à vous qui vous prélassez dans le luxe du palais royal. Vous craignez que je vous remplace lorsqu'on se rendra compte de mon efficacité. Et croyez-moi, vos ridicules menaces me laissent de marbre ; il vaut mieux être mon ami que mon ennemi, ces derniers temps, car j'ai un goût prononcé pour la vengeance. Et maintenant, soyez sûr que j'ai l'oeil sur vous. »

    Sidéré par mon insolence, il resta quelques instants sans voix, son visage tout près du mien. Puis j'aperçus Hellgg qui nous regardait en silence, et après avoir lancé un dernier regard menaçant à L'Garöl, je me détournai de lui pour m'occuper de mon compagnon d'armes.

    « Si l'opération échoue par la faute de l'un d'entre vous, nous serons tous condamnés à mort, alors tâchez de vous entendre, fit remarquer Hellgg.
    - Sois sans crainte, répondis-je aussitôt. Elle réussira. »

    Le magicien me lança un regard haineux mais se tut. 

    Nous préparâmes nos provisions, car avec l'autorisation du roi, nous partions pour un coin reculé d'Enfeghärt, à trois jours de vol de la capitale, juste sous la plaine des marais. Hellgg connaissait la caverne par-coeur grâce à ses nombreuses expéditions, et il avait su repérer très vite l'endroit que je visais : c'était un tronçon de caverne près du plafond, sur une immense corniche, et rempli de stalactites. Dans le jargon populaire, on l'appelait la Grande Forêt de Pierres.

    Nous partîmes dès que nous fûmes prêts, et nous volâmes sans relâche à notre vitesse de pointe, dormant peu et faisant le moins de pauses possibles. Nous parvînmes à la corniche à la fin du troisième jour, exténués, et nous fîmes une pause bien méritée, nous appuyant sur les stalagmites gigantesques. Quand tous furent à la fin du repas, L'Garöl et moi nous nous levâmes, aussitôt imités par Hellgg. Nous nous entendîmes sur le sort que nous allions jeter, et nous nous concentrâmes sur le plafond avec force. Bientôt, de nos mains sortirent des éclairs bleutés, continus, qui firent naître un puissant courant d'air sur la corniche. Mes forces commencèrent à m'abandonner, mais décidé à accomplir mon but et à montrer ma puissance à L'Garöl, j'invoquai la tempête de mon amour qui, déferlant comme une immense vague sur tout mon corps, me permit de tenir. Je récitai une formule dans la vieille langue nah'râk, et soudain une grande voûte d'un bleu transparent fit son apparition, s'appuyant sur les nombreuses stalactites qui rejoignaient le sol comme des piliers. Dans un bruit de fin du monde, les arches furent consolidées, le bleu devint foncé, moins limpide, plus rocheux. Partant du sol, la roche que nous invoquions vint recouvrir entièrement le faux plafond à peine créé, et nous eûmes l'impression de nous retrouver dans une cathédrale gigantesque. Le flux de magie qui se déversait de nos trois corps s'arrêta net, et nous retrouvâmes le silence de la nuit éternelle qui régnait là.
    Mimant de n'être qu'à peine affaibli, je me tournai vers les soldats assis près des piliers tout neufs ; tous affichaient un air béat.

    « Compagnons ! m'exclamai-je en me retenant de tituber. Le Grand Mage va maintenant vous entourer d'une bulle protectrice, qui empêchera les pierres de vous tomber dessus lorsque nous percerons la caverne. Une fois protégés, nous passerons tous par la petite ouverture que nous avons laissée dans la clef de voûte, avant de la refermer pour préserver Enfeghärt. Puis, grâce à la magie, nous émergerons dans le Dehors ! Je vous rappelle que vous serez sous nos ordres et que vous devez scrupuleusement obéir, sous peine de mort. Compris ? »

    Tous acquiescèrent et se levèrent, se mettant en file devant L'Garöl qui, lui, avait l'air d'avoir beaucoup souffert lors du sortilège. En fait, il devait être moins fatigué que moi, sauf que lui n'avait pas la volonté de le cacher. Et s'il était dans mon état, je connaissais ses faiblesses.

    « Ne t'inquiète pas, vieillard... » pensai-je en l'observant protéger chaque soldat. « J'ai des projets pour toi... »

    Hellgg aussi était épuisé, et je craignais pour sa santé. Puisant dans l'énergie des chauve-souris qui vivaient là, je recouvrai un peu de forces et en léguai secrètement à mon compagnon d'armes, dont j'avais encore besoin.

    « Commandants ! susurra L'Garöl, qui tenait à peine sur ses jambes. À vous, maintenant... »

    Comme Hellgg me cédait la place, je refusai sous prétexte de politesse. En quelques secondes, tandis que le magicien tremblait et suait à grosses gouttes, le guerrier fut efficacement protégé. Enfin vint mon tour, et je m'avançai devant le mage, qui me lança un regard haineux. Il allait payer cher cet affront. 
    Il commença son sort, visiblement à bout de forces. Mais, imperceptiblement, je m'amusai à lui voler petit à petit les quelques gouttes d'énergie qui lui restait, fixant son visage, impassible. Il mit bien plus longtemps à terminer son sort, tremblant et transpirant de plus en plus, ses yeux roulant dans ses orbites hideux, sa respiration se faisant haletante. Il tomba à genoux mais, certainement trop orgueilleux pour avouer qu'il n'avait plus la force de me protéger, il continua sa formule basse tandis qu'une bulle protectrice rouge apparaissait, vascillante, telle une bougie sur le point de s'éteindre. Je ne lui laissai que l'énergie pour terminer son sort, et quand il eut enfin achevé son oeuvre, je lui dis à haute voix :

    « Merci, Grand Mage. »

    Mais plus bas, si bas qu'il fut seul à m'entendre, j'ajoutai avec un tout petit sourire :

    « Tu es vaincu, vieillard... »

    Pendant une seconde, ses yeux s'agrandirent et il comprit l'origine de sa faiblesse. Mais en un instant, mon sourire avait disparu, mon visage s'était fait de marbre, et comme on appuie un couteau dans une plaie béante, je lui volai ses dernières forces. Il eut un sursaut, son regard se figea, et comme une pauvre poupée de chiffon, il s'écroula. Mort.

    « Mais... Mosän !! s'exclama Hellgg, horrifié. Qu'as-tu fait ?!
    - Je suis désolé... dis-je d'un air épuisé. Toute cette magie l'a terrassé...
    - Par Enfeghärt, le roi va être furieux... 
    - Est-ce ma faute s'il a voulu me défier ? Il tenait tant à me montrer qu'il était le plus fort, qu'il n'a pas vu sa vie qui s'échappait.
    - Qu'allons-nous faire de son corps, à présent ? Nous ne pouvons pas le laisser là, c'est un favori de sa Majesté. 
    - Nous n'avons pas le choix, Hellgg. Cet endroit ressemble à un tombeau à présent. Ironie du sort, c'est lui qui l'a édifié. Qu'il y repose en paix. Nous, nous avons une guerre à mener.
    - Soit. Partons. »

    Hellgg était songeur, mais il se résolut à abandonner le petit corps recroquevillé au milieu des pierres, et ensemble nous volâmes vers la clé de voûte où nous attendait un étroit passage. Nous nous y faufilâmes avec peine, et quand le dernier fut passé, je refermai grâce à l'énergie volée la grosse trappe en pierre. À tâtons, je cherchai l'endroit le plus humide du plafond bas, et lorsque je l'eus trouvé, j'invoquai encore une fois ma magie. Une puissante détonation retentit, perçant la roche molle et calcaire comme une boule de canon. Une seconde de silence suivit mon acte, mais elle ne dura pas : tout d'un coup, ce fut le plafond entier qui se fissura et trembla dangereusement. Alors je filai vers le morceau de ciel qu'on apercevait à peine six mètres plus haut, et derrière moi tout s'écroula dans un bruit de tonnerre. Hellgg, guidant ses hommes, me suivit tant bien que mal, et dès que nous fûmes sortis, trempés, pleins de boue, c'est tout le marais qui s'affaissa ; heureusement, notre voûte tint bon.

    « Libres !! s'écria Hellgg en brandissant son épée. Mosän, je n'aurais jamais cru que tu y parviendrais si rapidement ! Tu es un vrai génie !
    - Tout le monde est là ? m'enquis-je en comptant les soldats.
    - Affirmatif, chef, me répondit un des guerriers.
    - Parfait... »

    Je me tournai vers le Sud, affamé comme une bête sauvage. Là-bas, entre les collines de mon enfance, se dressait Gehylra. La revoir provoqua en moi une foule de sentiments, d'abord la colère, bientôt submergée par une bouffée de nostalgie et de mélancolie. Désireux de cacher ma faiblesse, je pris mon envol et me dirigeai vers la ville en m'exclamant :

    « À l'attaque, Nah'râks ! Pas de quartiers !! Ce soir au dîner, nous aurons des Arch'eviliens, par Enfeghärt ! »

     

     

    Emöra

     

     

    Mais le coeur n'y était pas. Je m'élançai, ravagé par mes émotions, combattant les deux parties contraires de mon âme qui s'affrontaient en un violent combat, dont j'ignorais l'issue. Au fur-et-à-mesure que je me rapprochais, je reconnus des champs, des cultures que j'avais connus, des bâtiments qui m'avaient été chers avant mes Maturales, comme mon école, mon internat... Et au milieu, là, comme une verrue au centre d'un visage, se trouvait le Bâtiment des Métamorphoses, si majestueux, si haïssable que je décidai d'en faire ma cible première. Je me jetai dessus avec hargne, ignorant les cris des passants effrayés, et bientôt, suivi de mes soldats, je fus sur le toit. D'un puissant coup de poing, je défonçai les tuiles sans douleur, et aussitôt je m'engouffrai dans la brèche que j'avais créée. Poussant des cris terribles, je détruisis toutes les portes qui se trouvaient sur mon passage, provoquant les cris horrifiés des infirmières et de leurs patients en pleine transformation. Résolu à me venger, je volai à tire d'ailes vers le grand hall, tuant les gardes sans mal. Là, assis au comptoir, le chef des médecins, celui qui m'avait fait chasser sans pitié en ignorant ma douleur et celle d'Emöra, se leva en catimini pour tenter de m'échapper. Peine perdue, je fus sur lui en quelques secondes et, savourant ma victoire, je le plaquai contre le mur.

    « Tu te souviens de moi, docteur ? demandai-je avec haine. Tu te souviens de mes cris ?! 
    - At... Attendez ! bégaya-t-il en essayant en vain de se dégager. On peut peut-être trouver un compromis, tous les deux, hein ?
    - Oh, mais certainement, docteur, répondis-je en me délectant de ce que j'étais sur le point d'accomplir. Certainement ! Je n'avais pas l'intention de te laisser sans un petit compromis. 
    - Tout ce que vous voudrez ! Mais par pitié, laissez-moi en vie...
    - Est-ce que tu sais ce que ça fait de se retrouver séparé de la moitié de son âme, d'être déchiré comme un fantôme en perdition, d'être mutilé à vie ?!
    - Je... Je comprends votre douleur...
    - C'est ça ! Mais moi je vais te la faire sentir, ma douleur. Tu veux savoir ce que j'ai vécu ? Alors le voilà, mon compromis !! »

    Poussant plus un cri de colère que de guerre, je le jetai sur le sol dur et, haineux, je me précipitai sur lui avant qu'il se relevât. Avec un éclair dans les yeux, je levai haut mon épée et l'abattit avec force à l'articulation de ses ailes, juste à côté de son dos. Il poussa un cri terrible, mais je m'en nourris avec plaisir et l'abandonnai là, mutilé, dans une marre de sang, gémissant comme un enfant.

    « Au plaisir de te revoir, docteur ! » criai-je avec une pointe de folie dans la voix.

    Et je sortis dans un cri d'allégresse au beau milieu de la rue, comblé par les plaintes de ma victime, tandis que les passants s'enfuyaient en tous sens. Je m'apprêtai à les poursuivre, à les tuer un par un, lorsque soudain une flèche blanche vint se ficher dans mon bras. Sans montrer la moindre douleur, je plongeai derrière une poubelle pour m'enlever l'aiguillon de la chair, et en quelques secondes ma magie me soigna. J'allai sortir de ma cachette quand un Egnä, grand et majestueux, surgit de nulle part. Il se jeta sur moi, plus brutal encore que Hellgg, et j'eus un mal fou à l'éviter. Je me battis contre lui avec acharnement, ne cherchant qu'à le tuer pour me débarrasser de lui, quand soudain je parvins à le mettre à terre, désarmé. Je me précipitai alors sur lui, mon épée droit sur son coeur, mais tout à coup mes yeux rouges tombèrent dans le bleu des siens, un bleu résolu, parce qu'il acceptait son sort. En lui, en sa beauté, en sa pureté et sa finesse je reconnus Emöra. Mon Emöra pour qui je m'étais battu, pour qui j'avais voulu m'échapper, et contre qui je luttais sans m'en rendre compte : elle, si pure, si douce, elle qui avait toujours détesté la violence et la tuerie, je l'entâchais de honte en semant la terreur autour de moi ! Non, je n'étais pas devenu ce Nah'râk que j'avais tant détesté ?! Non ! Mon coeur se tordit et je vis en cet Egnä tout ce que je n'étais pas, mais que j'aurais dû être ; j'étais laid, noir, impur, il était magnifique, aérien, pur et blanc... Je ne pus l'achever. Je crois qu'il comprit le combat intérieur qui faisait rage en moi, aussi resta-t-il figé, tant l'émotion que je ressentais le surprenait : pour lui, les Nah'râks n'avaient pas d'âme, ils n'étaient pas capables d'être tristes, pas capables d'aimer.
    Soudain tremblant, horrifié de ce que j'avais fait, sentant les larmes venir à mes yeux, je laissai tomber mon épée et poussai un gémissement déchirant. Je m'enfuis sans demander mon reste, en lutte avec moi-même, récupérant mon arme par magie. Évidemment, une demi-douzaine d'Egnäs furent sur moi pour m'empêcher de prendre mes jambes à mon cou ; je ne cherchai même pas à me défendre, je me contentai de poursuivre ma course effrénée, balloté par les coups qui venaient de toute part. Qu'était-ce que la douleur physique, comparée à l'horreur qui me tiraillait, me faisait miroiter le monstre que j'étais, que j'avais toujours été !

    Soudain, je fus seul dans les airs, débarrassé je ne savais comment de mes assaillants.

    « Mosän !! »

    Le cri, puissant, furieux, me tira momentanément de mes pensées.

    « Mosän, où vas-tu ?! Gehylra n'est pas prise, nos hommes ont besoin de nous ! »

    Je me retournai, sur le point de me laisser abattre par Hellgg. Mais tout à coup, je distinguai six silhouettes blanches tâchées de rouge, tombées un peu partout sur les toits et le sol.

    « TU LES AS TUÉS
     ?!! hurlai-je. TU LES AS TUÉS, MONSTRE !! »

    Hellgg ne comprit pas tout de suite, aussi eus-je l'avantage sur lui. Je me précipitai à sa rencontre, brandissant mon épée, déversant toute ma haine sur lui.

    « Mosän, qu'est-ce qui te prend ?! s'écria mon ancien maître en esquivant de justesse. Où est passée ta vengeance, où est passée ta haine ?!
    - TAIS-TOI, IMMONDICE DE LA NATURE !! hurlai-je à m'en déchirer les cordes vocales. TAIS-TOI ET MEURS !!
    - Mais enfin, Mosän, écoute-moi ! Tu avais la confiance du roi, tu voulais sauver Enfeghärt ! Où est passée ta volonté ? Tu n'es plus qu'une mauviette, tu pleures comme une femelle, comme ce pauvre gamin d'il y a six mois !
    - JE N'AI JAMAIS VOULU VOUS SAUVER, ESPÈCE D'IMBÉCILE !! Tu croyais que j'allais changer, que j'allais aimer ceux qui m'ont mutilé, humilié, et qui m'ont peut-être fait perdre pour toujours l'amour qui éclairait ma vie ?! Tout ça c'est de votre faute, Nah'râks de malheur !! Si vous n'existiez pas, je n'en serais pas là ! »

    Écoeuré, Hellgg me cracha à la figure.

    « Traître, traître à ta race !! s'écria-t-il en essayant de me tuer. J'aurais dû t'éliminer quand tu n'étais qu'un vulgaire gamin des rues, pauvre petit idiot même pas capable de dégager le chemin quand un Nah'râk se précipite dans ta direction !! Je savais que j'aurais dû te tuer, traître !! »

    Il poussa un cri de guerre et, comme un seul homme, nous nous jetâmes sauvagement l'un sur l'autre. Mais cette fois, je n'avais plus mon assurance, je n'étais plus Nah'râk ; dans ma tête, je me voyais Egnä, et les larmes coulaient le long de mes joues en feu. Au départ, je me serais bien laissé tuer, mais en voyant les cadavres des membres de la race d'Emöra, toute ma colère, toute ma douleur m'avaient ordonné de combattre jusqu'au bout, d'éliminer celui qui avait fait cela, même s'il avait été pour moi un compagnon de route sur qui compter. Dans ma tête, je me répétais éternellement cette phrase : « Fais-le pour Emöra. »
    Alors je mis toute mon énergie, je me battis comme un démon possédé, déjouant tous les coups de mon adversaire et le frappant avec toute la force de ma volonté. Dans les airs, au-dessus de Gehylra, notre combat fut sans doute le spectacle le plus impressionnant auquel tous aient jamais assisté. Mêlant magie et épées, nous n'étions plus que deux boules d'énergie acharnées, lancées dans un duel à mort. Hellgg, dégoûté de moi, ne cessait de m'insulter, visiblement hors de lui comme je ne l'avais encore jamais vu. Mais j'étais plus doué que lui, à présent ; soudain, je lui ressortis ma botte secrète, parant si vite ses attaques qu'il en fut désarmé. Il se retrouva seul face à moi, impuissant, tenu en joue.

    « Vas-y ! s'exclama-t-il. Vas-y, qu'attends-tu ? Tue-moi, puisque c'est ton souhait ! Tu t'attendais peut-être à ce que je te fuie, pour pouvoir me tuer dans le dos sans remords ? Eh bien non, tu vois, je suis face à toi, je te regarde, et j'attends que tu m'achève, en bon Nah'râk que tu es.
    - NON !! hurlai-je sans cesser de le tenir en respect. Non, je ne suis pas un Nah'râk !
    - Ah oui ? Et qu'es-tu, alors ? Un hybride ? Un démon, voilà ce que tu es ! Une créature sans nom, Mosän ! »

    M'approchant de lui au plus près, je lui murmurai :

    « Peut-être bien que oui, après tout. Mais tu sais quoi ? Si tu m'avais laissé partir il y a six mois, je ne serais pas devenu ce que je suis aujourd'hui. C'est ta faute si... »

    Je n'achevai pas ma phrase. Quelque chose de froid, de tranchant, de long, s'était brutalement enfoncé dans mon flanc gauche. Je baissai les yeux ; Hellgg tenait le pommeau d'un poignard dont la lame, rouge, était presque entièrement entrée dans ma peau. Je relevai la tête, le regardai dans les yeux.

    « Tu ne m'empêcheras pas de retrouver mon aimée, Hellgg, murmurai-je en tremblant. Jamais plus. »

    Alors j'attrapai fermement sa main et, en serrant le plus fort possible, je retirai le poignard de mon flanc. Puis, vif comme l'éclair, je lui lançai un sort qui l'immobilisa, et il tomba comme une masse sur un toit proche en criant :

    « Mosän, non !!! »

    Puis je puisai dans les quelques forces qui me restaient et je parvins à réparer les dégâts mortels, sans pour autant pouvoir refermer totalement la plaie. Souffrant, je m'élançai vers le soleil couchant, bien décidé à atteindre Archäh, l'école d'Emöra. Il me faudrait des jours de fuite avant d'arriver à mon but. Mais je n'avais plus rien à perdre, de toute façon ; je n'avais plus aucune terre d'asile, et ma seule consolation serait de revoir une dernière fois l'ange qui avait éclairé ma courte vie. 

     

    ***

     


    Vêtu d'une cape à capuche, entièrement dissimulé sous d'innombrables tissus blancs, je fis le tour du bâtiment en quête d'une petite ruelle où je pourrais enlever mon déguisement. D'instinct, je sentais la présence d'Emöra, et je savais qu'elle se trouvait quelque part dans la plus petite des tours, certainement dans sa chambre. Cet antre d'Egnäs n'était pas ma tasse de thé : la présence d'autant d'ennemis naturels me faisait frissonner, ce que je ne contrôlais absolument pas. 
    Enfin, après quelques errances, je parvins à trouver une petite rue déserte. M'assurant que personne n'était en vue, je cachai ma cape derrière une poubelle et, vif comme l'éclair, je décollai pour aller me dissimuler sur un toit bas, près d'une vieille gargouille. Évidemment, ma peau foncée presque rouge et mes ailes noires ne passeraient pas inaperçus, aussi devais-je faire vite. Aussi silencieux qu'un chat, je m'envolai en direction de la tour tant rêvée, et je m'arrêtai sur la paroi blanche, agrippé du mieux que je pouvais, juste sous une fenêtre magnifiquement enluminée. Tout doucement, précautionneusement, je risquai un coup d'oeil dans la pièce ; elle était spacieuse, peinte d'immaculé, avec des meubles aux couleurs claires. Presque en face de moi, un grand lit en baldaquin de bois blanc voyait ses rideaux légers tirés, comme s'il abritait une malade. 

    « Emöra... » murmurai-je, ce mot éveillant en moi une foule de souvenirs et de frissons.

    Par Arch'evilia, comment avais-je pu vivre tant de temps sans elle ? De nouveau mon passé de Nah'râk s'embrumait, et je me sentais comme dans un rêve. Le regard posé sur le lit, j'étais figé dans mes pensées, nostalgique, amoureux.

    Soudain, une silhouette fine et légère sortit d'un coin de la chambre, silhouette que je n'avais pas remarquée auparavant. Elle avait de grandes ailes blanches, soyeuses tout autant que ses cheveux d'un blond clair ; ses petites bouclettes flottaient dans une brise inexistante, ses yeux gris comme des perles semblaient toujours aussi étoilés. Ses Maturales l'avaient vraiment rendue magnifique... Comment avais-je pu l'oublier ?
    Elle s'immobilisa au milieu de la pièce et, tournée vers son lit, elle pointa ses mains dans sa direction en articulant une formule magique mélodieuse ; les rideaux se rangèrent tout seuls, les plis des draps disparurent. Complètement hypnotisé par sa beauté, je ne m'aperçus pas que je glissais lentement, et d'un coup, mes griffes plantées dans la pierre ripèrent pour s'accrocher un peu plus bas. Avec une rapidité impressionnante, Emöra se tourna vers la fenêtre et lança un éclair de magie qui ouvrit brutalement le carreau et se perdit dans les airs.

    « Qui est là ? demanda-t-elle avec autorité. Montre-toi si tu l'oses ! »

    Je ne lui connaissais pas ce ton. Que lui avaient-ils fait, dans sa maudite école ?! 
    Le coeur battant, je remontai prudemment jusqu'à apparaître à sa vue ; elle pointait un arc fin dans ma direction. Mais lorsqu'elle me reconnut, sa respiration s'accéléra, elle vacilla et je voulus voler à son secours, mais elle s'exclama :

    « Reste où tu es ! »

    L'esprit en compote, les membres saisis de fourmis insupportables, je me figeai sans comprendre. 

     

     

    Emöra

     

    « Mais... commençai-je, perdu. Emöra, c'est moi ! Mosän ! »

    Elle fut prise d'une sorte de spasme et ne put s'empêcher de reculer, pointant toujours son arc sur ma poitrine. 

    « Aromë ? risqua-t-elle, haletante, une main sur son coeur. C'est bien toi ?
    - Oui, c'est ça, Aromë ! m'exclamai-je avec émotion, conscient qu'encore une fois, j'avais oublié mon nom.
    - Tu... Tu as changé de nom... Pourquoi ? »

    Une larme perla au coin de son oeil et roula sur sa joue. Je rentrai doucement dans la pièce et me tins près de la fenêtre, puisqu'elle ne voulait pas que je m'approche.

    « Sans toi je n'étais plus rien... lâchai-je, tremblant d'émotion. T'aimer m'a changé du tout au tout, je ne me suis jamais rappelé le prénom que m'avaient donné mes parents. Et lors de mon exil... Je ne me rappelle déjà plus de grand-chose. C'est embrumé. Jamais je n'ai voulu révéler mon identité, alors ils m'ont nommé Mosän, le Sans-Nom. Oh, Emöra, durant ces six mois, je n'ai survécu que parce que je savais que je te reverrais encore une fois !
    - Aromë... m'interrompit-elle. Aromë, on... On m'a dit de t'oublier... On m'a dit qu'Egnäs et... Nah'râks... ne sont pas faits pour être ensemble...
    - Mais tu m'aimes encore, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?!
    - Non ! s'exclama-t-elle, mais sa voix sonnait faux. Non, je... Tu dois partir, Aromë ! Toi et moi sommes ennemis !
    - Ennemis parce que je suis laid ? Parce que j'appartiens à un peuple prohibé, c'est ça ? Mais qui sont-ils, tous, pour décider à notre place ?!
    - Mais Aromë, c'est dans nos gênes, tout ça ! Quand je te vois... Quand je te vois je ne peux pas m'empêcher de te haïr autant que je t'aime... À chaque instant je dois lutter entre mon instinct et mes sentiments, entre ce qui est bien et ce qui est mal ! Vois les choses en face, nous ne pouvons plus nous permettre de nous voir !
    - Alors tu veux que je reparte en Enfeghärt, c'est ça ?! m'exclamai-je, les larmes coulant sur mes joues. Tu veux m'exiler, toi aussi, alors que tu sais que là-bas je ne vois pas la lumière du jour, que je suis entouré de traîtres et de serpents, d'êtres que j'ai toujours détestés et que je suis ?! Est-ce que tu penses vraiment ce que tu me demandes ? Sais-tu que pour toi je me suis damné parmi ceux que tu appelles les miens, que pour toi j'ai risqué ma vie dans un monde qui n'est plus le mien, puisque vous tenez tous tellement à ce que je meure dans les entrailles de la terre ?! Toi tu vis ici dans ce palais, tu es aimée de tous, et tu le mérites, mais moi, moi
     ? Est-ce que je mérite d'être poursuivi partout où je vais, d'être détesté, d'être insulté comme de la vermine ?! Est-ce que tu sais comment on m'a exilé, est-ce que tu sais qu'on m'a assommé en me maudissant de t'avoir ensorcelée ? »

    Plus ma voix haussait le ton, plus Emöra sanglotait, et plus je m'affaissai, totalement désespéré. 

    « Mais si tu ne veux plus de moi, cher amour, eh bien soit, je comprends... murmurai-je, constatant que je lui faisais du mal. Je comprends que tu n'aimes plus un démon, un monstre sans passé, une créature que tout le monde te défend d'approcher. Seulement, dans ce cas, je te demanderai une faveur, une seule : tue-moi. Ne me laisse pas vivre sans toi, je n'en ai pas la force. Tue-moi, je t'en prie. Et brûle mon corps, que plus personne ne se souvienne de Mosän, l'amant tant épris qu'il en perdit son identité, son passé, et ne s'aperçut même pas qu'il était un monstre. »

    Emöra, bouleversée, pleurait tant qu'elle était incapable de me répondre. Son arc, toujours pointé sur moi, oscillait dangereusement, et j'espérais qu'au fond d'elle, elle savait bien qu'elle ne pourrait m'ôter la vie. 
    Doucement, je m'approchai d'elle, tout aussi désespéré, attendant qu'elle me montre clairement la décision qu'elle avait prise. Tout son corps vacillait, elle s'appuyait comme elle pouvait sur sa coiffeuse, je ne l'avais jamais vue dans un tel état. Soudain, elle prit peur en me voyant si près d'elle.

    « S-stop ! sanglota-t-elle, peu convaincante. Je t'en prie, n'avance pas plus ! »

    Résolu à ne pas obéir, cette fois, je continuai de marcher, pas à pas, vers elle.

    « Je t'aurai prévenu, Aromë ! glapit-elle en resserrant ses mains sur son arc. Arrête-toi, bon sang ! AROMË ! »

    Je la fixai, décidé, partagé entre l'amour brûlant qui me dévorait et le désespoir qui, lentement, s'insinuait en moi comme un poison mortel.

    « AROMË, STOP !! » hurla-t-elle alors que je n'étais plus qu'à un mètre.

    Soudain, le trait partit. Une violente douleur me déchira la poitrine, juste au-dessus du coeur, aussi terrible que ce que je venais de réaliser : Emöra m'avait tué. Complètement dévoré par le chagrin et la surprise mêlés, je la regardai pendant un instant qui me sembla éternel et, pris d'un spasme, je m'écroulai, égrainant les dernières secondes de ma vie. 

    « NON !!! NON, AROMË !!! »

    Ma Raison de vivre était au-dessus de moi, ruisselante de larmes, son arc lancé à plusieurs mètres de mon corps. 

    « Qu'est-ce que j'ai fait, Aromë ?! Non !! Seigneur, Seigneur, qu'ai-je fait ?! Aromë, écoute-moi, je t'aime ! Je t'aime, tu m'entends ?! »

    Elle me serrait dans ses bras, sa robe blanche tâchée de sang. Je voyais des étoiles, mais j'étais trop heureux de l'avoir reconquise, comme un trésor immortel. Elle m'avait arraché la flèche et à présent, elle se calmait, douce, affectueuse. 

    « Attends, tu vas voir... me dit-elle avec un sourire entre ses larmes. Je vais te sauver, promis... Reste avec moi ! »

    Elle posa ses deux mains sur ma poitrine et, concentrée, elle commença à insuffler en moi une décharge d'énergie puissante ; elle me donnait un peu de sa vie, tout ce qu'elle pouvait. Bientôt j'eus la force de murmurer :

    « Arrête, mon amour... Arrête... Tu vas te tuer...
    - Pas tant que tu ne seras pas sur pieds, me répondit-elle, résolue. Je ne sais même pas pourquoi j'ai voulu t'oublier, ni comment j'ai pu espérer que mon amour pour toi avait diminué. Ils ont tous voulu me faire croire que tu étais un monstre, mais qu'es-tu, si ce n'est un Egnä prisonnier du corps d'un Nah'râk ? »

    Elle sanglotait mais je percevais en elle un sourire annonciateur de soulagement intense. J'étais sa drogue comme elle était la mienne, et ensemble, nous avions l'impression de ne nous être jamais quittés, d'être faits pour vivre et pour mourir main dans la main.
    Sentant qu'elle perdait des couleurs, je fis un effort colossal pour réveiller ma magie ; petit-à-petit, la plaie béante se fit plus petite, jusqu'à se refermer entièrement. Lorsque Emöra s'aperçut de ma guérison, elle se recula et se releva tant bien que mal, prise d'un nouvel accès de tremblements. Faiblement, je m'accroupis puis parvins à me mettre sur mes jambes, face à elle. Elle me regardait de nouveau comme si elle me craignait, véritable symbole de la douleur, et elle évitait mon regard.

    « Me pardonneras-tu ? » risqua-t-elle d'une petite voix, dégoûtée d'elle-même.

    Je lui souris, ému, et lui pris doucement le menton en faisant bien attention de ne pas la griffer. Elle osa enfin me regarder, et soudain nous nous tombâmes dans les bras, pleurant de bonheur. Comme c'était bon de la serrer contre moi, enfin, dans cette étreinte qui m'était si familière ! Mon coeur battait si fort, tout neuf, remonté et éperdument amoureux... Comme je l'aimais... Comme je l'aimais !! Mon Emöra, ma chère Emöra, mon trésor, ma Vie, mon âme ! Comme j'étais bien dans ses bras, comme elle sentait bon, comme elle était douce ! Ivre d'amour, j'entourai délicatement tout son corps, ailes comprises, de mes ailes noires et griffues, comme pour la réchauffer. C'est vrai, je ne dégageais pas cette chaleur propre aux ailes plumées, je n'étais pas aussi délicat, mais elle en frissonna de plaisir.

    « Tu vois ? chuchotai-je en caressant ses cheveux, en embrassant sa joue, son cou. J'ai tenu ma promesse : moi aussi je peux t'entourer de mes ailes, à présent. »

    Elle observa mes yeux, mon nez, ma bouche, effleura de son doigt ma joue tendue et plutôt piquante.

    « Qu'elles soient noires ou blanches, quelle importance ? murmura-t-elle en me souriant. Tu es beau, Aromë ! Délicieusement beau ! Je t'aime... » 

    Et nous nous embrassâmes ainsi pendant une éternité, peut-être deux ou trois siècles, collés l'un à l'autre par un amour indescriptible et si fort qu'il aurait déplacé des montagnes. Doucement mes lèvres froides effleuraient les siennes, tièdes et douces, et les happaient pour les mordiller avec délice. Nos sens en éveil nous faisaient oublier la faiblesse, nos yeux fermés entrevoyaient ce désir immense qui émanait de nos baisers passionnés, et petit-à-petit, nos respirations s'accéléraient, mues par un bonheur indescriptible, presque mortel. Nous en oubliâmes même que nous étions en plein coeur d'Archäh, dans le bastion des Egnäs, et que moi j'étais censé être leur ennemi.

    Grave erreur. Car soudain, la porte s'ouvrit, nous faisant tous deux sursauter ; un Egnä grand et costaud, encore une fois incroyablement beau, fit son apparition dans l'encadrement de la porte. Lorsqu'il nous vit tous deux enlacés, il marqua un temps de stupeur, mais il se reprit très vite. 

    « Toi !! s'écria-t-il en me lançant un sortilège que j'eus à peine la force d'éviter, entraînant le cri effrayé d'Emöra. Comment oses-tu pénétrer cet endroit, comment oses-tu t'approcher d'une Egnä, immonde créature ?!!
    - Maître, non !! s'exclama Emöra en tentant de s'interposer, mais il l'écarta d'un geste en se précipitant sur moi.
    - Encore ce monstre de malheur qui te hantait tant, et que je croyais que tu avais oublié ! gronda l'Egnä en me lançant un autre sort, que j'évitai une nouvelle fois. Honte à toi, Emöra !! Honte à toi !!
    - Je vous en prie, Seigneur ! suppliai-je, répugnant à l'affronter. Je ne suis pas là pour faire du mal, j'aime juste votre élève depuis toujours ! Je ne suis pas un monstre, je vous le jure ! »

    Il me répondit en m'envoyant valser à l'autre bout de la pièce avant de se jeter sur moi et de me plaquer au sol, un petit poignard glissé sous mon cou.

    « Immonde créature, pour avoir ensorcelé un membre du peuple du Bien, tu ne mérites rien d'autre que la mort ! Alors meurs, monstre ! »

    Il s'apprêtait à me trancher la gorge, quand tout à coup il poussa un court râle avant de s'écrouler sur moi. Entre ses ailes, un trait de carquois était profondément planté au milieu d'une tache rouge grandissante. Ébahi, je levai les yeux et découvris Emöra, tremblante et haletante, un énorme carquois entre les mains, un soldat Egnä inconscient à ses pieds, frappé d'une des flèches de son petit arc.

    « Par Arch'evilia, Emöra, qu'as-tu fait ?! m'exclamai-je, horrifié. Tu viens de te damner ! »

    Elle se précipita vers moi et m'aida à me dégager avant de m'entraîner vers la fenêtre.

    « Je m'en fiche ! dit-elle. Ils sont tous pareils, tous à prétendre faire le bien en haïssant ceux qui ne leur plaisent pas. Peu importe tant que je t'aime, tout peut se passer, je ne veux plus jamais te quitter. »

    Aussitôt après, elle m'attrapa la main et se jeta dans le vide, m'entraînant avec elle dans sa chute. Ensemble, à l'unisson, nos ailes se déployèrent et nous filâmes en direction de l'inconnu. J'aurais été parfaitement heureux si un escadron d'Egnäs déchaînés ne s'était pas lancé à notre poursuite avec la ferme intention de me tuer et de punir très, très sévèrement Emöra. Pire encore, un peu plus à l'Est, un groupe de Nah'râks furieux à ma recherche depuis des jours venait de faire son apparition. 

    « Vole, surtout, vole plus vite que tu n'as jamais volé !! m'écriai-je, serrant fort sa main.
    - Je t'en prie, ne me lâche pas ! supplia-t-elle, paniquée. Ne m'abandonne pas !
    - Jamais je ne t'abandonnerai ! Jamais, tu m'entends ? »

    Juste à côté de moi, des flèches sifflèrent et m'écorchèrent les ailes. Je n'avais jamais fui aussi vite, c'était clair. Et pourtant, une petite voix en moi me disait que ce n'était pas assez, que nous ne leur échapperions jamais. Il en sortait de partout, de plus en plus déterminés à nous avoir morts ou vifs, et les flèches fusaient. Emöra paniquait de plus en plus, ses ailes battaient si vite qu'elles menaçaient de ne plus la porter du tout.

    « Courage, mon amour, courage ! lui criai-je, désespéré. Courage, nous allons nous en sortir, il le faut ! »

    En plein coeur de la ville, nous fuyions notre destin. Soudain, j'eus l'idée folle de plonger entre les immeubles pour rendre la poursuite plus difficile. Mais Emöra n'avait jamais fait cela, elle ne maîtrisait pas encore totalement son vol, contraîrement à moi, et j'étais fréquemment obligé de la faire dévier de sa trajectoire à la force de mes bras pour lui éviter de s'écraser contre un bâtiment proche. Le problème, c'est que cela nous ralentissait prodigieusement, et derrière nous, sur les côtés, au-dessus, nos poursuivants se faisaient de plus en plus nombreux, toute race confondue. De partout j'entendais des « Traître !! », des « Traîtresse !! », des « Honte à ta race, honte à toi !! », et chacun de ces cris me rappelait l'injustice qui avait gouverné ma vie ces derniers mois.

    « Taisez-vous, maudits !! hurlai-je, furieux. Taisez-vous, vous qui ne connaissez que la haine et le conflit !! 
    - Aromë, j'ai peur !! s'exclama Emöra, qui avait de plus en plus de mal à se diriger. Aromë, nous allons mourir !!
    - Non, mon amour, accroche-toi ! Nous n'allons pas mourir, nous allons les vaincre ! Aie confiance !! Bats-toi pour nous deux, je t'en prie ! »

    Elle acquiesça mais ses forces l'abandonnaient, je le sentais. Et puis soudain, le trait terrible d'un carquois vint se planter dans l'aile de mon aimée, m'éclaboussant d'un sang rose et pur.

    « EMÖRA !! beuglai-je, tandis qu'elle me lâchait la main de surprise.
    - AROMË !! Aromë, je tombe !! »

    Je la vis avec horreur perdre totalement le contrôle de son vol, et en un instant elle s'emballa, zigzaguant comme un oiseau blessé sans savoir où elle allait. Je plongeai en piqué pour tenter de la rattraper, hurlant son prénom, terrassé par une peur sans nom qui laissait présager le pire. 

    Et là, là, sous mes yeux, à une vitesse affreusement crue qui ne lui laissait aucune chance, elle alla s'écraser de tout son poids sur la paroi d'un haut immeuble. Mon cri fut si déchirant, si puissant, si désespéré, que tous les oiseaux alentour s'envolèrent, que tous mes poursuivants eurent un instant un mouvement de recul, un sursaut. Mais peu importait de ce qui se passait autour de moi : pour moi le temps s'était arrêté, et mon coeur s'était glacé dans ma poitrine oppressée, comme si j'étais sur le point de mourir. Je vis l'amour de ma vie rebondir brutalement sur la paroi, repartir en arrière sous le choc avec une grâce qui me frappa, entourée de centaines de perles rouges, et aller s'étaler de tout son long sur le toit d'un petit appartement proche. Là, elle fut agitée d'une ou deux violentes convulsions, et je la vis partir, sans même me jeter un regard, sans même me dire adieu. 
    Non, ce n'était pas possible !! Elle ne pouvait pas m'avoir quitté, pas maintenant, pas comme ça, pas dans une telle violence ?! Non ! Elle, si pure, si parfaite, elle ne pouvait pas avoir connu une fin aussi brutale, aussi cruelle ?!! 
    Hurlant tout ce que je pouvais sortir de mes tripes, je me laissai à moitié tomber auprès d'elle, complètement aveuglé par les larmes, mais il n'y avait déjà plus rien à faire : son regard vide, encore marqué par la terreur, fixait le ciel, et sa bouche ouverte ne laissait plus s'échapper la moindre bouffée d'air frais. Déjà son corps se refroidissait, déjà les plumes de ses ailes se détachaient, s'envolant dans la brise du soir, et le sang de sa blessure séchait, frappé par la mort.

    « NOOOOOOOOOOOON !!!!!!!!!!!!! »

    Ce cri, je le poussai des dizaines, des centaines de fois, incapable de me rendre à l'évidence qui me sautait pourtant aux yeux, implacable, inchangeable, tragique fatalité qui me frappait, moi, pauvre mortel dont le nom disparaissait déjà. Car oui, je ne me souvenais déjà plus du doux nom que j'avais hérité de mon amour. Horreur !! Horreur, hideuse horreur !! Je me perdais, je perdais mon âme !!
    Tout tournait dans ma tête, tous mes sentiments se mélangeaient, sans que je sache lesquels il fallait que je choisisse pour ne pas exploser. Par Arch'evilia, cette douleur ! Cette affreuse douleur dans le creux de la poitrine, cette affreuse douleur dans le corps qui vous hurle qu'un trou béant s'est fait dans votre coeur, à l'emplacement où brillait la petit flamme de l'être cher en vie... Désormais, et je ne voulais me l'avouer, le feu qui embrasait la cathédrale de mon coeur, cette cathédrale entièrement dédiée à Emöra, ce feu s'était éteint, pour toujours. À la place, une épitaphe, une seule, en lettres dorées, qui m'ordonnait de vivre pour me souvenir... Me souvenir de l'être aimé qui avait empli ma vie. Et dans mon coeur flétri, totalement vide, un nouveau feu naquit, d'abord tout petit, puis de plus en plus puissant, entourant de ses flammes dansantes l'épitaphe dorée, comme la nouvelle raison qui me permettrait de survivre. Et ce feu, plus rouge, plus brûlant encore que le premier, il me disait :

    « Venge-toi, Mosän. Venge-toi, Arch'evilia t'a perdu, t'a déchiré pour toujours ! »

    Alors je fermai les yeux de mon aimée, objet de mon culte éternel, et je l'embrassai pour la dernière fois, réchauffant ses lèvres devenues glacées. Résolu, tellement dévoré par la douleur que j'en oubliai de pleurer, je me redressai et m'éloignai un tout petit peu d'elle. Alors je levai la main vers son corps et un flot de magie déferla sur elle, l'illuminant de toute part. Petit à petit, elle sembla devenir de cristal, puis sa silhouette s'estompa et se recroquevilla jusqu'à devenir une sorte de perle liquide, transparente comme l'eau mais brillant tel un soleil. Sans un mot, je l'attirai à moi et la prit entre mes mains, sentant toute son essence là, au creux de mes paumes. Laissant couler une larme, j'embrassai la petite sphère, avant de l'appliquer sur ma poitrine, près de mon coeur. Le liquide, froid, entra en moi et je le sentis emprisonner mon coeur, comme pour me rappeler toujours ce passé inoubliable, ces plus belles années de ma vie.

    « Merci, mon amour, d'avoir illuminé mon enfance... murmurai-je en séchant mes yeux humides. Je ne t'oublierai jamais. En moi tu vivras, et ensemble, ensemble, nous nous vengerons de la cruauté du monde. »

    Alors je me tournai vers le ciel ; dans ma douleur, je ne m'étais pas aperçu que j'avais créé une immense sphère protectrice, sur laquelle s'acharnaient mes assaillants pour tenter de me rejoindre. 

    « Pauvres imbéciles... lâchai-je, habité par la plus grande haine que j'aie jamais connue. Je vais vous balayer comme des fêtus de paille, Egnäs comme Nah'râks... »

    Aussitôt j'invoquai ma puissante magie et, dans un énorme fracas, comme du verre qui se casse, la sphère explosa en tout sens, tuant tout ce qui se trouvait à proximité. Savourant ma vengeance, je regardai les corps pitoyables de mes anciens tortionnaires, recroquevillés dans des positions minables. Ils paieraient tous, tous sans exception, l'horreur qu'ils m'avaient faite vivre. Et dans un dernier regard à la tache sombre qui couvrait une bonne partie du toit sur lequel avait atterri Emöra, je m'envolai vers mon destin, celui de tuer, tuer, encore tuer, comme le monstre que j'étais devenu. 

     

    ***

     



    Tu vois, mon Emöra, il y a une leçon à tirer de notre histoire : dans le monde, il existe des personnes peu fréquentables, d'autres adorables, messagères du bien. Mais lorsque l'on veut trop protéger un peuple du mal, lorsqu'au nom du Bien l'on met en pratique des solutions telles que celle qui nous a séparés, alors au contraire c'est le mal qui s'installe en ce peuple. Peut-être, au fond, étais-je véritablement un monstre. Mais si l'on m'avait laissé en paix, en ta compagnie, si l'on m'avait laissé vivre ma vie, je ne serais pas devenu ce que je suis aujourd'hui : une créature dénuée d'humanité, faite pour tuer, qui fit s'écrouler les toits d'Enfeghärt, qui détruisit Archäh, qui détruisit les Bâtiments des Métamorphoses, qui décima la quasi-totalité des Arch'eviliens, innocents ou coupables... par amour pour toi. 

     

    Je t'aime, mon Emöra. Je t'aime... 

     

     

    Taverne du Cochon Bleu

    Emöra et Aromë, magnifique illustration fournie par l'humaine Blob que les Mohväs remercient chaleureusement pour sa générosité et son talent ! Blob, tu es ici chez toi !

     

    Rappel : cette image est la propriété exclusive de son auteur et est publiée de manière inédite sur Internet par le biais de ce site. Tout plagiat sera sanctionné. 


     


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  • La Maison derrière la Gare

     

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    La Maison derrière la Gare

     

    J'ai toujours été maudit. C'est sûr, un dieu de l'enfer a dû me pointer du doigt à ma naissance ! Oh, non pas que j'aie une vie familiale terrible : j'ai deux parents – ce qui est déjà bien - , un petit frère plutôt attachant, et un chien aimant. Jusque là, tout va bien. Mais si seulement Royal était un chien plus féroce, si seulement Terry était un frère... plus costaud ! C'est vrai, quoi, cette vie de famille trop pépère me porte la poisse, moi, Tom, le garçon sans doute le plus boutonneux du quartier ! Et en plus de ça, en plus des problèmes que je n'ai pas, je suis aussi le premier de ma classe. Alors là, catastrophe intersidérale !! Je suis contagieux, infréquentable, donc personne ne daigne m'adresser la parole. Dans mon collège, tout le monde se fiche de moi. Et tous les plans dans lesquels m'impliquent certains de mes camarades s'avèrent être des plans complètement foireux ; comment oublier le dernier qu'ils me firent vivre ?? C'était de très loin le plus terrible...

    C'était un bel après-midi de Juin, juste avant la fin des cours. Nous sortions de classe, joyeux à l'idée que la porte séparant « année » et « vacances » se rapprochait de jour en jour. Évidemment, je marchais seul avec mon gros sac carré sur le dos, silhouette type de l'intello de service, quand soudain la petite troupe de Mathieu me rattrapa au pas de course. Mathieu, c'était le beau gosse de la classe, le plus costaud et de loin le plus cancre de tous ; il s'entourait toujours de ses fidèles admirateurs, Leslie la blonde, Thomas le brun et Estelle-cheveux-roses, qui s'était fait faire des mèches d'une couleur criarde qui, bien sûr, ne lui allait pas du tout. 

    « Eh, Tom ! s'exclama Mathieu d'un ton qui présageait le pire. T'as prévu quelque chose là, tout de suite ? 
    - Euh... hésitai-je, rougissant (mais pourquoi fallait-il toujours que je rougisse aux moments les plus critiques ??). Ben... Je pensais aller manger, là...
    - Toujours réglé sur tes horaires fixes, toi, hein ? se moqua Mathieu. Tu ne pourrais pas un peu te détendre, non ? C'est bientôt les vacances, mon gars, plus besoin de mettre le nez dans tes classeurs ! 
    - Mais mes parents m'attendent !
    - Ah oui, Papa-Maman... 
    - Oublie-les un peu, tu veux ? s'impatienta Leslie. On voulait t'inviter à venir avec nous au squat, derrière la gare. Si tu veux venir, décide-toi, on ne fera pas trente mille offres. »

    Ouh là là... Ça ne sentait pas bon du tout. Mais je ne voulais surtout pas avoir l'air d'un imbécile, et pour une fois que je pouvais enfin découvrir le lieu où se retrouvait la moitié de la classe pendant les week-ends, je n'allais pas laisser passer ce coup ! Surtout que ça pouvait être une occasion de me faire aimer un peu plus...

    « D'accord, je viens, dis-je d'un ton décidé. Mais en échange, je voudrais pouvoir envoyer un sms à mes parents. Sinon, vous pouvez être sûrs qu'ils viendront me chercher d'ici une heure. »

    Mathieu grogna mais, tout en marchant en direction de la gare, il accepta de me tendre son portable dernier cri d'un geste désinvolte. Je ne voulus surtout pas dire que je ne savais pas l'utiliser. Heureusement, je parvins à me débrouiller et bientôt, nous fûmes en vue des rails. Mathieu nous entraîna vers un vieux wagon abandonné à l'écart, le contourna et s'amusa à suivre un rail, ignorant le train de marchandises qui passait à quelques mètres de là. Je n'étais pas fier du tout et je craignais la réaction familiale ; à treize ans, je ne m'étais jamais permis de sortir sans autorisation, et surtout pas dans un endroit si dangereux, si... mal-famé... 
    Nous dûmes marcher ainsi, zigzaguant entre les wagons, durant au moins un quart d'heure, puis Mathieu bifurqua vers un vieux tunnel décrépi et s'engouffra à l'intérieur. J'hésitai avant de le suivre, de plus en plus mal-à-l'aise. Je commençais à regretter sérieusement de l'avoir suivi ! 

    « Alors, on a peur ? jubila le chef de la bande. T'inquiètes pas, on a cherché des cadavres un peu partout dans ce tunnel mais on n'a jamais rien trouvé. Aucun squelette ne te sautera dessus pour te dévorer.
    - Ah ah, très drôle, bougonnai-je, presque inaudible. Ça résonne ici et ça pue, quand est-ce qu'on y arrive à ton squat ?
    - Bientôt, tu verras. »

    Mouais. Je commençais à me demander s'il ne me menait pas en bateau, le cancre ! 
    Mais au bout du tunnel, nous débarquâmes dans un vieux jardin en friche entouré de barrières mangées aux mites, et dont les hautes fougères m'arrivaient à la taille. En face de nous, tout aussi décrépie, une maison à deux étages se dressait maladroitement, son toit si abîmé qu'il s'ouvrait carrément sur le grenier. Brr... C'était vraiment un cliché de maison à la Chair de Poule. 

    « Et voilà notre royaume ! s'exclama fièrement Mathieu. Sympa, non ? 
    - Euh... Un peu vieux mais... cool... répondis-je, les tripes nouées. Vous n'avez pas peur des fantômes, là-dedans ?
    - Si, mais c'est ça qui est génial ! s'esclaffa Thomas. Quand on vient le soir, on se raconte des histoires de peur et je te jure que c'est vraiment effrayant. 
    - De toute façon, qu'il fasse jour ou nuit, à l'intérieur, c'est toujours aussi sombre ! ajouta Leslie. On a toujours aussi peur quand on y entre !
    - Ouais, enfin, sauf au salon du rez-de-chaussée, reprit Mathieu. On s'est fait un quartier général du top. On a récupéré des vieux trucs genre matelas un peu partout et maintenant c'est la classe. 
    - Mais... Est-ce que vous êtes déjà allés dans les étages ? demandai-je en déglutissant avec peine.
    - Affirmatif, l'intello, me répondit le chef. On a même exploré le grenier, de fond en comble. Il y a des trucs de mamie, des vieux machins tout poussiéreux, et c'est tout. Ça fait trois ans qu'on vient là et on a jamais été dérangés par un fantôme, si c'est ce que tu crains. Bon, le plancher du premier étage est un peu dangereux, mais à par ça, rien de méchant. 
    - Ce... Ça me rassure... »

    Toute la bande éclata de rire. Mathieu se dirigea d'un pas décidé vers la porte, qui tenait à peine sur ses gonds, et la poussa avec assurance dans un grincement sourd. À présent rassuré, j'eus presque envie de rire : c'était bien trop cliché pour qu'un esprit morbide vienne nous déranger maintenant !

    Lorsque nous arrivâmes dans ce qu'il restait du salon, je fus agréablement surpris : une grande table pas trop sale était entourée de douze chaises dont certaines étaient percées, plusieurs matelas presque propres étaient disposés autour de la pièce et une cheminée toute noire de suie attendait patiemment que quelqu'un l'allume. Évidemment, au début de l'été, ce n'était pas obligatoire, mais bon... 
    Thomas alla ouvrir les volets qui masquaient la lumière et nous pûmes admirer le terrain vague, réchauffés par les rayons du soleil qui éclairaient à présent une bonne partie de la pièce. Ce n'était pas si mal, ici ! 
    À présent qu'il faisait jour, je remarquai que le sol et les murs avaient été nettoyés avec les moyens du bord. C'était sans conteste la salle la moins poussiéreuse de la maison !

    « Tu veux du coca ? demanda Estelle, se relevant devant un placard ouvert.
    - Pourquoi pas ? répondis-je. Et... dites... »

    Tous se tournèrent vers moi.

    « Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi cette maison avait été abandonnée, et pourquoi tous les meubles y étaient restés ? 
    - Plein de fois, tu peux pas savoir ! s'exclama Leslie en me servant dans un verre à pied. Peut-être que l'ancien propriétaire n'avait pas de descendants, et donc que tout est resté abandonné là...
    - Mouais... Mais si cet homme – ou cette femme – avait été dans cette situation, je pense que l'Etat se serait saisi de tous ses biens. 
    - Je n'y avais jamais pensé... songea Mathieu. C'est qu'il n'est pas bête, notre Tom ! »

    Encore une fois, je fus assailli par un violent rougissement qui m'exaspéra au plus haut point. 

    « Ce qui est bizarre, aussi, c'est que personne ne l'ait achetée, poursuivis-je, ou bien que l'Etat n'ait pas décidé de raser la maison, qui est pourtant placée à un endroit assez gênant. Derrière, c'est la banlieue, et devant, c'est la gare. Cet endroit est coincé entre les deux.
    - Ouais, c'est le seul endroit où j'ai vu de l'herbe et des arbres dans cette ville, dit Mathieu.
    - Peut-être qu'on est les seuls à pouvoir voir la maison, peut-être qu'en fait on est des messagers interdimensionnels et qu'on a découvert un autre monde ! s'exclama Thomas, les yeux brillants.
    - Très drôle... répliqua Estelle en s'asseyant face à son coca.
    - Vous m'avez dit que toute la classe était déjà venue par ici, repris-je. Ce serait bizarre que nous soyons tous des élus, non ? 
    - Ben, pourquoi pas ? s'enflamma Thomas. La classe de 4°6, grande réunion des élus interdimensionnels... 
    - Arrête tes bêtises, Thomas, mon père est déjà venu ici, et d'autres avant nous, grogna Mathieu. 
    - Et personne n'a pensé à piller tous ces meubles... songeai-je. Regardez, il y a des beaux trucs ici. Il y a même un vieux piano ! »

    J'avisai le vieil instrument, dans un coin du salon, recouvert d'un tissu de toile rendue grise par la poussière. C'était un piano à queue marron qui paraissait très ancien, mais qui avait dû connaître son heure de gloire quelques décennies plus tôt. 

    « Ouais, mais il sonne carrément faux, dit Leslie. On l'a essayé plusieurs fois, la moitié des touches ne marchent plus.
    - En tout cas, il y a de l'argenterie, des verres en cristal, des étagères en bois massif qui doivent valoir un paquet d'argent ! répliquai-je en examinant mon verre de coca finement décoré. Et rien n'a été volé. On pourrait faire un tour dans les étages ?
    - Pas de problème, mon vieux. »

    Aussitôt, nous nous levâmes et Mathieu nous entraîna vers un escalier dont chaque marche grinçait et pliait sous notre poids. Cette maison commençait vraiment à m'intéresser... 
    Effectivement, le plancher du premier étage faisait pitié ; il manquait des planches et par endroits, il était gondolé, plié ou bombé, indiquant que le plafond prenait l'eau et que nous avions intérêt à faire attention où nous mettions les pieds. Nous contournâmes donc les endroits dangereux et, au fur-et-à-mesure de notre progression, je regardai les chambres, les lits finement ouvragés, les vieilles bougies encore à moitié consumées, m'efforçant de distinguer quelque chose dans cet environnement si sombre. Ensemble, nous décidâmes d'ouvrir les volets pour y voir plus clair. Les murs des pièces étaient certes décrépis, mais il restait encore quelques lambeaux de fresques qui, dans le passé, avaient dû être splendides.

    « Cette maison me fiche le cafard... » murmurai-je pour moi-même.

    Je suivis les autres jusqu'à un autre escalier dont la rampe représentait une sorte de dragon-serpent à gueule ouverte, et nous débouchâmes sur le dernier étage, si poussiéreux que nous eûmes du mal à respirer. Encore une fois, nous ouvrîmes les volets et nous pûmes admirer le grand bureau dans lequel le propriétaire avait dû travailler. Curieux, j'allai ouvrir les tiroirs des meubles et je découvris plusieurs photographies en noir et blanc, rongées par les souris, où l'on apercevait un jeune homme souriant aux grands yeux sombres et aux cheveux mi-longs, bruns. Il était vêtu d'un splendide costard qui laissait deviner un corps svelte et musclé. Sur une des images, il appuyait son menton sur ses mains et l'on pouvait distinguer ses longs doigts agiles qui épousaient doucement la forme de son visage.

    « Vous avez vu ? demandai-je. 
    - Quoi ? s'enquit Thomas en venant vers moi.
    - C'était lui qui vivait là, répondis-je en lui montrant les photos. Il devait être pianiste, vu la forme de ses mains. 
    - Il n'y a aucune photo de lui version plus âgée, fit remarquer Leslie. 
    - Peut-être sont-elles dans un autre tiroir ? 
    - Non, on a déjà regardé, dit Mathieu. Si tu veux des tasses à café, des métronomes ou des partitions, il y en a plein dans ce meuble-là. 
    - C'est sûr, alors, c'était un pianiste, déclara Estelle. 
    - Aucune photo de sa famille... songeai-je. Quelle vie a-t-il eu ? Qu'est-ce qui l'a amené à tout quitter, comme ça, du jour au lendemain ?
    - Qu'est-ce qui te fait dire qu'il est parti d'un coup, d'abord ? pouffa Mathieu. 
    - C'est évident, non ? répondis-je. Je ne vois pas pourquoi il serait parti en laissant ici toutes ses affaires ! Même les lits, en-dessous, ne sont pas défaits !
    - Eh, regardez ! » s'exclama soudain Thomas, émergeant d'un grand placard qui atteignait le plafond.

    Nous nous tournâmes tous vers lui, surpris. Il tenait devant lui un grand costard défraichi, beaucoup plus haut que lui, et qui me rappelait furieusement quelque chose...

     

     

    La Maison derrière la Gare

     

    « C'était celui-là qu'il portait sur la photo ! compris-je en un éclair. Incroyable !
    - Il y a plein d'autres vêtements là-dedans, reprit Thomas, fier de sa trouvaille. »

    Aussitôt, nous nous précipitâmes tous vers un tiroir et nous commençâmes à fouiller de fond en comble. La poussière me grattait de partout, mais j'étais littéralement hypnotisé par ce que je voyais, par toutes ces choses qui avaient appartenu au passé et qui réapparaissaient à présent, devant nos yeux, issues d'une autre époque. Ces vêtements, ces objets devant moi, ils connaissaient tous ce qui était arrivé à leur maître, ils avaient tous vu le jeune homme de la photo, entendu sa voix, entendu son piano lorsqu'il marchait encore... Soudain, un bouffée de chaleur m'envahit et je dus refouler une boule dans ma gorge ; ce passé m'émouvait beaucoup.

    « Ouais, bon, on redescend, là ? s'impatienta Mathieu. Ce ne sont que de vieux machins inutilisables, pas la peine d'en faire tout un flan ! 
    - Tout dépend de ce que tu trouves, Mathieu, répliqua Thomas. Je viens de tomber sur un portefeuille plein de pièces que je ne connais même pas, ça doit valoir une fortune !
    - Pas une fortune, dis-je en me rapprochant, ce sont des anciens francs, mais c'est vrai qu'il y en a pas mal.
    - La vache ! s'exclama Leslie, alléchée par les pièces. Montre voir !
    - Pas touche, c'est à moi ! grogna Thomas. J'ai trouvé, je garde.
    - Il doit y en avoir d'autres, souffla Estelle en se précipitant vers des tiroirs encore inexplorés. Là, regardez, une montre en or ! »

    Pendant que la petite bande s'affairait à la recherche d'autres trésors, comme des voleurs rapaces, j'avisai la grande armoire qui montait jusqu'au plafond. Des tonnes de livres plus vieux les uns que les autres recouvraient les étagères croulantes, et je retrouvai avec bonheur tous les grands classiques de la langue française. Dans un coin, des dizaines de partitions s'étalaient en rangs serrés, abandonnées depuis des lustres. Je songeai que toutes avaient dû être jouées, à une époque, appréciées, écoutées, touchées... En en prenant une, je distinguai des centaines de petites annotations à l'encre noire, annotations en pattes de mouches que je ne parvins pas à déchiffrer.

    « La langue secrète des musiciens... murmurai-je entre mes dents. Fascinant... »

    De plus en plus intéressé, je me remis à prendre un livre, une partition, un dictionnaire, rien que pour regarder la date de parution ; tous dataient d'au moins cent ans en arrière. 

    « Edouard d'Erythan ! »

    Surpris par cette étrange intervention, je me retournai.

    « Quoi ? demandai-je en direction de la voix féminine.
    - Ton pianiste, répéta Leslie, qui tenait une vieille lettre dans sa main, il s'appelait Edouard d'Erythan. C'est marqué là.
    - Génial, montre-moi ! m'exclamai-je en récupérant le précieux écrit.
    - Tu me fais marrer ! s'esclaffa Mathieu. Ce n'est qu'une vieille lettre !
    - Et alors ? m'enquis-je. Vous n'êtes pas curieux de savoir qui vivait ici, à qui appartenait votre quartier général, pourquoi tous ces meubles sont encore là ?
    - Ben, de toute façon, il est mort maintenant... répliqua Estelle en examinant de loin un tiroir resté fermé. Et puis on a déjà vu tout ça, très rapidement je te l'accorde, mais n'empêche.
    - Vous n'aviez pas trouvé l'argent, ni la montre en or, ni fait le rapprochement entre les photos et le costard, les photos et le piano.
    - Oui, bon, ça va, Tom ! m'interrompit Mathieu. Ne recommence pas à faire ton intello.
    - Désolé. Je... Je pensais que c'était intéressant... 
    - Tout le monde n'est pas curieux comme toi, déclara Leslie comme si ce qu'elle disait était une grande phrase philosophique. »

    Il y eut un silence durant lequel tout le monde paru plongé dans ses pensées. Je jetai un oeil à ma lettre, mais l'écriture était si difficile à lire que je renonçai à la déchiffrer. Puis Estelle alla s'accroupir près du tiroir resté inexploré et commença à essayer de l'ouvrir ; la petite porte lui résista.

    « Ben tiens, Tom, dit-elle d'un ton un peu hautain, si tu es curieux, tu peux m'aider à ouvrir ce tiroir. Qui sait, peut-être y a-t-il un trésor inestimable tel qu'un livre de la main de ton pianiste à l'intérieur ! »

    Levant les yeux au ciel, je vins à son secours malgré mes réticences. Ensemble, nous nous mîmes à tirer de toutes nos forces pour ouvrir le tiroir, mais il n'y eut rien à faire. Thomas et Mathieu se rapprochèrent alors et joignirent leurs forces aux nôtres, agrippant ce qui restait de place sur la poignée dorée.

    « Purée, c'est incroyable comme elle résiste ! m'exclamai-je. Elle doit être rouillée... »

    Nous luttâmes pendant plusieurs secondes encore. Et puis soudain, comme ça, sans prévenir, il y eut un craquement sonore et la poignée s'arracha du bois dur ; sans comprendre, nous partîmes tous en arrière sans pouvoir nous arrêter, sous le regard ébahi de Leslie. Dans un choc brutal, nous allâmes tous nous écraser de tout notre long sur l'étagère du mur d'en face, celle pleine de livres, et mon dos me fit tout d'un coup atrocement souffrir. L'atterrissage me coupa le souffle et je perdis momentanément toute notion du temps. Mais soudain le rire à perdre haleine de Leslie me sortit de mon semi-évanouissement. Je ne devais avoir perdu connaissance que pendant une fraction de secondes. Quoique... 
    Lorsque j'ouvris les yeux, je crus d'abord que j'étais devenu aveugle : il faisait si sombre, ce n'était pas normal ! Nous venions d'ouvrir les volets... 
    Mais je compris que j'étais enseveli sous une montagne de livres que le choc avait précipités sur le sol – en l'occurence, sur nous. Grognant de douleur, je m'efforçai de me dégager et demandai :

    « Ça va, à côté ? Rien de cassé ? »

    Pour toute réponse, j'eus droit à un juron des plus abominables que j'aie jamais entendu.

    « Je suppose que ça veut dire oui... repris-je.
    - Espèce d'abrutis, vous et vos idées débiles !! s'exclama Mathieu en m'envoyant des livres dans la figure. Tout ça pour un fichu tiroir qui ne s'est même pas ouvert ! Si je ne me suis pas cassé quelque chose avec ça, c'est vraiment que j'ai une bonne étoile !
    - Ça doit être ça, alors, bougonnai-je. »

    Enfin, après une rude bataille contre les livres mes assaillants, je fus extirpé de ces sables mouvants pour le moins originaux grâce à l'aide de Leslie. En regardant autour de moi, je vis que tout s'était écrasé un peu partout et qu'aucun ouvrage ne tenait encore debout sur son étagère, les uns ayant entraîné les autres dans leur chute. Près de moi, Estelle, Thomas et Mathieu se redressaient, couverts de bleus ; je ne devais pas être plus beau à voir qu'eux. 

    « Bon, ben comme ça c'est fait, on a vraiment troué le plafond du premier étage... » dit Thomas en fixant un endroit du parquet sous la fenêtre. 

    Effectivement, certains gros livres contenant sûrement des savoirs trop lourds avaient carrément perçé le plancher et étaient allés s'étaler un étage plus bas. Je ne sais pas pourquoi je me mis à rire avec les autres à la déclaration de Thomas, car cet écroulement n'avait rien de drôle, au départ. Ce n'était vraiment pas respectueux pour ce pauvre Edouard Bidule, mais ma seule excuse était néanmoins que je n'avais pas du tout fait exprès. 

    « Encore heureux que ce ne soit pas l'étagère qui nous soit tombée dessus, dis-je une fois mon rire maîtrisé.
    - Ouais, fit Mathieu d'un ton sarcastique, on serait juste morts. Bon on redescend maintenant, c'est...
    - HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! »

    Stupéfaits, manquant certainement tous de très peu la crise cardiaque, nous sursautâmes et nous eûmes juste le temps de voir Leslie sauter sur le bureau, hurlant de terreur. Tout à coup figés d'effroi, nous osâmes à peine regarder en direction de la source de sa terreur... Et nous nous retrouvâmes face à face avec... un rat ! Celui-ci venait de sortir du trou béant laissé par la poignée arrachée, et il semblait que le cri de Leslie l'eût paralysé lui aussi.

    « Chasse-le, chasse-le !! s'écria cette idiote, ne se doutant certainement pas du nombre de décibels qu'elle nous envoyait dans la figure. 
    - Non mais je rêve... » lâcha Mathieu, prenant presque pitié face à une réaction aussi excessive.

    Il s'avança vers l'animal à pas rapides et se contenta de s'exclamer d'un ton sec :

    « Allez ouste ! Du balais ! »

    Le rat ne se le fit pas dire deux fois ; prenant ses pattes à son cou, il fila vers l'étagère désormais vide de livres, grimpa sur la première planche et disparut dans une fissure du mur.

    « Chasse-le, chasse-le ! continuait de hurler Leslie, montrant la fissure.
    - Mais c'est bon, il est parti ! » répliqua Mathieu en allant carrément frapper sur le mur pour faire peur à la petite créature.

    Mais soudain, il se figea au milieu de son geste. 

    « Quoi ? s'inquiéta Thomas, incertain. 
    - Écoutez... » murmura Mathieu d'un air ébahi.

    Et il frappa de nouveau près de la fissure. Un son grave et étonnamment creux en sortit.

    « Vous entendez ? demanda-t-il, un lueur d'excitation dans le regard. C'est creux ! Il y a quelque chose à l'intérieur !
    - Un trésor ?! sursauta Thomas, aussitôt alléché.
    - Pourquoi pas ?? s'exclama Estelle.
    - Je suis sceptique... ajoutai-je.
    - Aidez-moi ! » ordonna Mathieu, ignorant ma remarque.

    Immédiatement après, ils se déchaînaient sur la fissure pour essayer de faire un trou dans le mur. Comme c'était couru, ils ne parvinrent qu'à arracher de minuscules morceaux de plâtre et déclarèrent bientôt forfait.

    « Bon, Tom, tu n'as rien fait. Va chercher le tisonnier près de la cheminée, en bas, me dit Mathieu.
    - En... En bas ? bégayai-je, rougissant de nouveau. Mais... Personne ne veut venir avec moi... ?
    - Oh, ça va, t'es plus un bébé, maintenant ! Puisqu'on te dit qu'il n'y a pas de fantôme ! T'as peur de quoi, au juste, des rats ?? »

    Leslie jeta un regard noir à Mathieu mais ne dit rien. 

    « Euh... N-non, je... de rien... 
    - Ben alors vas-y, et grouille-toi, on n'a pas que ça à faire. »

    Résigné, je partis en courant vers les escaliers, faisant attention à ne pas passer au travers du plancher. Mieux valait aller vite pour ne rien voir passer, au cas où. Brrr, les pièces étaient plus sombres que prévu, ça fichait vraiment la frousse. 
    Je fus en bas en quelques secondes et, ne regardant que mon but, je m'emparai du tisonnier et remontai à toute allure jusqu'au dernier étage. Je ne savais plus très bien si j'avais bien fait de venir, finalement. 
    Lorsque je déboulai dans le bureau, les quatre comparses m'attendaient avec une mine exaspérée.

    « Tu devrais penser à maigrir un peu, parfois, lâcha Estelle en me regardant de haut en bas. À force de rester les fesses collées à ta chaise de travail, tu vas finir par devenir obèse. 
    - Pourquoi, Madame n'est pas satisfaite de ma vitesse de course ? sifflai-je, le regard haineux. Eh bien la prochaine fois, c'est toi qui iras chercher ce machin à l'autre bout de la maison, ok ?!
    - Mais c'est qu'il s'excite, celui-là ! se moqua-t-elle avec mépris.
    - Je te signale que, physiquement, tu es très mal placée pour t'en prendre aux autres ! continuai-je. Quand on ne sait même pas faire la différence entre une coiffure 
    avantageuse et une coiffure désavantageuse, on se la boucle, miss parfaite. »


    Ma remarque lui en boucha un coin. Alors qu'elle cherchait très certainement une réponse appropriée à l'affront que je venais de lui faire, Mathieu, Thomas et Leslie se remirent au travail et se servirent du tisonnier comme d'un bélier. Au début, cela ne servit qu'à faire un bruit terrible dans la maison. Et puis tout à coup, la fissure fut remplacée par un trou béant, dans un nuage de poussière blanche. Mathieu poussa un cri de victoire et nous nous avançâmes tous vers notre découverte, plus curieux que jamais ; là, sous nos yeux ébahis, une petite niche qu'on avait pris soin de refermer avec du plâtre abritait une boîte en fer blanc grande comme mon sac de cours, à peu près. Mathieu, fasciné, tendit la main et s'en empara comme s'il s'agissait d'un bijou précieux.

    « C'est... bizarre... commença-t-il.
    - Quoi ? demandai-je, avide de voir ce que cachait la mallette.
    - Elle est tiède ! »

     

    La Maison derrière la Gare

     

     

    Je la touchai. C'était vrai. Elle était d'une douce chaleur, de celles qui sont agréables au toucher, comme la chaleur humaine.

    « Le mur a dû emmagasiner de la chaleur depuis le temps, fis-je remarquer.
    - Ouais, sûrement, répondit Mathieu en examinant l'ouverture de la boîte. »

    C'était une ouverture assez complexe que je n'aurais pu décrire ; je peux seulement dire que, combinée à la rouille, elle était très difficile à ouvrir. Cependant, à force d'efforts, de lutte contre la petite malle, nous eûmes raison d'elle ; au bout de quelques minutes, nous entendîmes un cliquètement sourd et bref qui nous indiqua que nous avions gagné. Alors, tout doucement, Mathieu retira le couvercle cabossé. Et tandis qu'il découvrait lentement les trésors cachés là, un doux courant d'air venu, certainement, de la fenêtre ouverte, vint nous ébouriffer les cheveux. Nous crûmes à une sorte de miracle... Mais nous fûmes très vite déçus : point de trésor dans la vieille boîte cabossée, juste quelques bagues et colliers antiques, des photos d'enfants et de famille, une petite partition, une belle plume à écrire, un diplôme de pianiste, ainsi que celui du Baccalauréat, une petite fiole vide dont le bouchon avait glissé... Et autres objets d'un autre âge. Rien de bien excitant. Et au fond, une lettre. Encore.

    « Tout ça pour ça ?? s'exclama Mathieu, scandalisé. Mais il était pauvre ou quoi ce gars ?? 
    - Fais voir ? » demandai-je doucement.

    Il me jeta presque la mallette dans les bras et se releva, faisant les cent pas, tandis que les autres bougonnaient. Précautionneux, je m'emparai de la lettre, bien mieux écrite que l'autre, et en entamai la lecture :

    « Étranger,

    Toi qui de tes mains inconnues viens troubler le repos de ces objets si précieusement gardés, toi qui par je ne sais quel maléfice t'es retrouvé dans ma demeure, toi qui sans honte viens de violer mes désirs de garder secrète mon Essence, je te maudis ! Désormais mes derniers souvenirs, ces souvenirs qui sont la fondation de ma vie, ces souvenirs qui m'ont aidé à affronter le pire, tu vas les perdre à tout jamais, à présent qu'ils ne sont plus en sécurité dans leur tombeau. Le jour où tu liras cette lettre sonnera le glas de ma terrible colère. Et si tu veux apaiser mon âme torturée, alors scelle à tout jamais cette boîte et replace-la là où tu l'as trouvée, en n'oubliant surtout aucun souvenir. Sinon... Gare à ma vengeance...

    E. E. »

    Sonné, je reposai la lettre dans la mallette. Je ne savais pas si c'était une farce ou si ce n'en était pas une, mais si on me laissait le choix, je préférais remettre immédiatement cette boîte là où je l'avais trouvée.

    « Eh, les gars... fis-je, perdu. Je... Je crois qu'il vaudrait mieux ranger tout ça. 
    - De quoi, Tom ? demanda Leslie d'un ton sec. On n'entend rien, tu parles dans ta barbe !
    - La boîte ! » repris-je en voulant la désigner.

    Sauf que la boîte, c'était Thomas qui l'avait. Et il l'avait entièrement vidée sur le bureau, examinant avec soin son contenu.

    « QU'EST-CE QUE TU FAIS ??? m'écriai-je en me précipitant sur les souvenirs éparpillés.
    - Oulah, du calme, on partage ! répliqua Thomas en m'écartant d'un geste ferme. Puisqu'il n'y a pas de trésor, on voit ce qu'il y a à prendre. Et arrête de faire cette tête, je ne vole rien, le type est mort depuis des lustres.
    - Oui, c'est vrai, pardon... Mais lis ça, d'abord, lâchai-je en lui tendant le papier griffonné. 
    - Merci bien, la lecture, c'est pas pour moi.
    - Mais... essayai-je de protester.
    - Eh, les mecs, vous avez vu comme je suis belle avec ça ? » m'interrompit Leslie en riant.

    Elle avait enfilé trois colliers en or et une dizaine de bagues à ses doigts. Quant à Estelle, elle venait de trouver, sous les petits objets, une robe antique qui lui allait bien trop grand, mais qu'elle avait quand même enfilée par-dessus ses vêtements. Et Mathieu, lui, s'était passionné pour un petit poignard tombé de la robe, au pommeau serti d'or et de diamants. 

    « Ça, je le garde ! bada-t-il, amoureux de son nouveau jouet. 
    - Qui sait lire une partition ? demanda Thomas en cherchant toujours son bonheur et en tendant, au hasard, le petit livret à qui voulait le prendre.
    - Fais voir... lâchai-je, me sentant mal. »

    Je l'examinai rapidement, perdu dans mes pensées. C'était une partition de la septième symphonie de Beethoven, arrangée (sûrement par « mon » pianiste) pour piano seul. Il devait beaucoup y tenir pour l'avoir placée dans sa mallette... Sa mallette... 

    « Ah ! Ce pendentif en or est super beau ! s'exclama soudain Thomas, me sortant de mes songes. Par-contre, la photo de fille dedans a beau être belle, elle ne m'intéresse pas. Ça servira pour quand j'aurai une copine. »

    Aussitôt, il retira l'image de la jolie jeune fille souriante du pendentif et la jeta nonchalamment dans la mallette. Puis il mit le pendentif autour de son cou, fier de son nouvel atour. 

    « Mais c'est pas vrai... » pensai-je.

    « Bon, oh, écoutez-moi, stop !! ordonnai-je d'un ton autoritaire. Stop !
    - Oui, s'agaça Mathieu, qu'est-ce que tu nous veux ? T'as pas eu ta part du gâteau, tu ne veux pas de cette partition pour intellectuels ? Tu préfères la plume ? Mais elle est là, regarde, personne n'en veut !
    - C'est pas ça ! lâchai-je, oppressé. Il y avait une lettre dans la boîte, écoutez ce qu'elle dit ! »

    Et je la leur lus. Lorsque j'eus fini, Estelle frissonna et un court silence s'installa. Puis un gloussement rompit l'atmosphère pesante et je me tournai vers Leslie, auteure de la moquerie.

    « Quoi, ça ne te fait rien du tout ? m'indignai-je.
    - Tom, ça fait dix minutes qu'on joue avec ces objets, si un fantôme s'était échappé de cette boîte, on l'aurait vite su !
    - C'est peut-être une malédiction qui se déclenchera si on ne range pas tout de suite ! insistai-je. 
    - De toute façon, quelqu'un était déjà passé avant nous, lâcha Leslie.
    - Comment ça ? m'enquis-je, surpris.
    - Tu n'as pas vu la fiole vide dans la boîte ? Je suppose qu'elle était pleine, au début. Donc quelqu'un l'a vidée. - - Peut-être qu'il y avait de la poudre d'or et que le voleur n'a pris que ça parce qu'à côté, le reste n'avait aucune valeur, voilà tout !
    - Mais je préfèrerais quand-même qu'on oublie tout ça...
    - Oh, ça va, Tom ! m'interrompit Mathieu. De toute façon, il est hors de question que je me sépare de ce poignard pour tes beaux yeux, je n'en avais jamais vu de si beaux auparavant.
    - Et cette robe est super belle, elle sera géniale pour les fêtes quand je serai plus grande ! poursuivit Estelle.
    - Mais enfin, c'est ridicule, voyons, on vivait très bien sans, avant !
    - Écoute, Tom, personne ne t'a forcé à venir, alors si tu veux partir, pas de problème, on ne te retient pas. Décidément, tu es vraiment insupportable, on ne s'était pas trompés sur ton compte !
    - Et puis Papa-Maman vont être contents de revoir leur cher fils adoré...
    - Et je te signale que c'est toi qui as eu l'idée de monter, alors la ferme, maintenant !
    - Oui, mais c'est Estelle qui a voulu ouvrir le tiroir et...
    - On l'a tous aidée sauf Leslie.
    - Et c'est à cause de Leslie, si elle n'avait pas vu ce rat, on n'aurait jamais trouvé la cachette !
    - Alors je te remercie, Leslie, car...
    - Pas moi, à cause de vous tous, on va...
    - TAISEZ-VOUS !! » hurla Thomas, l'oreille tendue.

    Son visage trahissait une petite inquiétude ; son cri autoritaire avait fait taire tout le monde d'un coup.

    « Mais ça va pas ? s'énerva Mathieu, outré. Qu'est-ce qui te prend ?
    - Chut ! Écoutez... »

    Le silence se fit parmi nous ; les respirations accélérées par la colère se calmèrent et nous tendîmes à notre tour l'oreille. Effectivement, on entendait quelque chose, quelque chose de... lointain... et qui n'aurait pas dû résonner dans cet endroit. C'était... doux... mélodieux...

    « Du piano ?? » murmura Estelle, perdant de sa couleur.

    J'eus soudain un très mauvais pressentiment ; je connaissais cette musique. Oui, c'est ça, elle me disait quelque chose... Elle m'était bien trop familière... 

    Et puis soudain ce fut la lumière.

    « La septième symphonie... de Beethoven ! articulai-je difficilement, la gorge enrouée.
    - La quoi ? » me chuchota Leslie, blanche comme un linge.

    Perdu, je lui tendis la partition que j'avais tenue quelques minutes plus tôt. Et en passant, je m'emparai de la terrible lettre.

    « Le jour où tu liras cette lettre sonnera le glas de ma terrible colère... lus-je avec un effroi qui me noua les trippes. Mathieu... (l'intéressé me dévisagea en silence) Cette symphonie... C'est elle, le glas de sa colère !
    - De quoi ? bégaya-t-il.
    - Partons d'ici, vite ! »

    Je me précipitai vers la fenêtre pour évaluer la distance entre nous et le sol. Pas question de nous échapper en passant par le rez-de-chaussée ! 
    Mais un détail retint mon attention, tandis que la mélodie prenait de la puissance. 

    « Mathieu ?
    - Quoi encore ?
    - Il ne faisait pas beau, quand on est arrivés, tout à l'heure ?
    - Euh... Si, pourquoi ? »

    Je ne pris pas la peine de répondre, il verrait de lui-même : dehors, de gros nuages noirs et bas venaient s'affaler juste au-dessus de la maison, métaphore très appropriée pour nous rappeler l'épée de Damoclès que représentait la musique qui sonnait comme une malédiction.

    « Comment on ouvre cette fenêtre ?! grognai-je tout bas en me battant contre le carreau. Elle est coincée !
    - Tom... lâcha Estelle, tremblante.
    - Ce n'est pas vraiment le moment pour me parler, là, Estelle !
    - C'est pas ça ! La fenêtre... Elle était ouverte, tout à l'heure ! »

    Ouh là là, ça y était, mes idées commençaient à se figer, à me glacer de l'intérieur, à me tétaniser ! Ça y était, on avait réveillé une malédiction, et si seulement, si seulement ils m'avaient écouté, on n'en aurait pas été là !

    « Ok les gars, changement de programme, finis-je par articuler : on remet tout dans la boîte, on ferme tout et on remet tout là où c'était, puis on s'en va tranquillement comme si de rien n'était.
    - Ah non ! s'exclama tout bas Mathieu. J'ai dit pas question, tu as vu la qualité de ce poignard ??
    - Et toi, Mathieu, répliquai-je, tu as vu la qualité de ce piano, en bas ? 
    - Pourquoi me parles-tu de ça, je m'en fiche complètement !
    - Et à ton avis, qui donc serait capable d'en jouer sans faire aucune fausse note, vu l'état actuel dans lequel il se trouve, hein ?? »

    Visiblement, Mathieu reçut cet argument comme un coup de poing dans la figure. 

    « Tu... commença-t-il. Tu penses que c'est un... Un fantôme ?
    - Quoi d'autre ? »

    Mathieu déglutit avec difficulté. Visiblement face à un dilemme du tonnerre, il caressa la lame du poignard d'un air affectueux, puis son regard oscilla entre la porte et l'arme, l'arme et la porte. 

    « Il n'y a vraiment aucune autre solution ? demanda-t-il, blême. 
    - Si tu en vois une, je serais curieux de la connaître, répliquai-je d'un ton acide. Et ce serait bien si on se dépêchait, le... fantôme... ne va pas jouer éternellement du piano !
    - Attends, lança Thomas, c'est peut-être une blague ! Jamais les fantômes n'ont existé, c'est complètement idiot ! Si ça ce trouve, quelqu'un est en bas et diffuse de la musique pour nous chasser de là !
    - Ouais, pour s'approprier notre squat, poursuivit Leslie. Ça se tient ! C'est sûrement le gars qui a vidé la fiole et il veut garder les trésors pour lui.
    - Vous ne voulez quand-même pas qu'on aille voir... quand-même... ? » bégayai-je tandis que mon coeur se glaçait ; la musique atteignait sans aucun doute le pic de son crescendo !

    Personne ne me répondit. Une note plus forte que les autres, sèche, mauvaise, nous fit tous sursauter.

     

    La Maison derrière la Gare

     

     « Bon ! lâcha soudain Mathieu en serrant son poignard droit devant lui. Moi, je ne suis pas une mauviette. Je vais aller le voir, votre soi-disant fantôme, et on verra bien qui avait raison !

    - Tu... Tu vas y aller tout seul ? chuchota Estelle en lui attrapant le bras.
    - Non, je l'accompagne, résolut Thomas, qui tremblait comme une feuille. Nous les mecs, on... On est faits pour ça, pas vrai, Tom ?
    - Euh... O-oui, enfin c'est une question de point de vue... 
    - Il ne viendra jamais, cracha Estelle, dédaigneuse. C'est un peureux de première !
    - N'importe quoi ! J'y vais !
    - Ah ! ricana Leslie. Je serais curieuse de voir ça !
    - Très bien, dis-je. Alors regarde bien. »

    Oubliant mon coeur qui battait à tout rompre contre mes côtes, je m'efforçai de rejoindre les deux garçons sur le palier. Nos chaussures faisaient craquer le parquet, mais la musique de plus en plus forte étouffait les bruits. Jetant un dernier regard aux deux filles, restées plantées au milieu du bureau, je suivis Thomas et Mathieu dans l'escalier en me faisant le plus petit possible. Je dois avouer que nous n'avions pas l'air des héros dans les Chair de Poule que j'affectionnais tant : nous tremblions tous les trois et nous n'avions qu'une envie, c'était faire demi-tour ! Nous mîmes au moins dix minutes avant d'atteindre le hall du rez-de-chaussée, tant nous hésitâmes, tant nous nous arrêtâmes, figés par une peur panique incontrôlable. Finalement, nous pûmes aller nous cacher juste derrière le mur qui donnait sur le salon... et le piano. Je n'en pouvais plus tant j'avais peur ; je transpirais à grosses gouttes, ma respiration devait presque faire trembler les murs, je ne tenais presque plus sur mes jambes et j'étais à deux doigts de partir à toute vitesse en direction de la gare, tout en hurlant d'effroi. Je ne sais toujours pas ce qui me retins planté là, avec les deux autres, et encore moins ce qui me donna le courage incalculable de risquer un regard en direction du piano. Je n'aurais jamais du faire ça ! Car ce que je vis me glaça le sang au plus profond de moi-même : là-bas, dans l'ombre, entre les toiles d'araignées que Leslie et Estelle avaient épargnées, au coeur d'une myriade de sons en mode forte, le piano marron fondait littéralement d'une substance gluante qui s'enfonçait dans le sol en bouillonnant. Le spectacle était visqueux et absolument révulsant. Et ce qui me donna l'impression que le monde s'arrêtait, ce fut le nouvel instrument qui apparaissait sous cette couche sale et gluante qui gouttait de partout : le piano était en train de se régénérer, de... muer, en quelque sorte ! Et plus il se désagrégeait, plus, en dessous, le nouveau piano était beau, luisant, comme neuf. 
    Je jetai un oeil blanc de terreur sur le clavier : comme je le craignais, les touches s'agitaient toutes seules et les pédales se baissaient comme si une force invisible les forçait à le faire. 
    Soudain, une main s'agrippa à mon épaule et la serra avec une force si terrible que je voulus crier, mais une autre main s'était déjà plaquée contre ma bouche, m'empêchant carrément de respirer. Je me mis à paniquer, à me débattre de toutes mes forces, mais on me poussa sans bruit contre le mur et je me retrouvai face à face avec... 

    « Chut, imbécile !! me siffla Mathieu, plus blanc qu'un cadavre. On remonte ! Vite ! »

    Au bord de l'évanouissement, je le suivis sans regarder derrière moi de peur de voir le regard morbide du pianiste... 
    Nous grimpâmes l'escalier quatre à quatre, tous trois ayant peine à retenir nos larmes, des larmes d'effroi, et lorsque nous parvînmes enfin dans le bureau, nous nous précipitâmes vers la fenêtre pour essayer de l'ouvrir de toutes nos forces. Mais rien n'y fit, et comme pour répondre à nos vains efforts, la terrible musique monta encore d'un ton, ce que je pensais impossible. 

    « Quoi, quoi ?? chuchotèrent les filles en s'agrippant à nos bras, pleurant à moitié. Qu'est-ce qu'il y a, vous avez découvert un mort, c'est ça ??
    - Aidez-nous, espèces d'idiotes ! s'exclama Mathieu, délaissant le chuchotement tant la terreur prenait le dessus. Il y a un fantôme là-dedans, il faut sortir !!
    - Non ! criai-je à mon tour en arrêtant de tirer. Vous savez très bien ce qu'il faut faire ! La musique est un avertissement, il faut tout rendre, c'est le seul moyen ! C'est ça qu'il cherche à nous dire depuis tout à l'heure ! Pour l'instant, il est indulgent, mais si on continue, je sens que ça va très mal tourner !
    - On peut quand-même aller voir à l'étage en-dessous les autres fenêtre ! suggéra Leslie avec espoir en regardant ses bijoux. 
    - Mais non !! Si cette fenêtre est fermée, les autres aussi, réfléchis un peu !
    - Il a raison, dit soudain Thomas. J'ai vu la porte d'entrée, tout à l'heure, quand on épiait le pianiste. On l'avait laissée ouverte, vous vous souvenez ? Eh bien, là, elle était fermée. Il a tout fermé, on ne peut plus sortir d'ici !
    - Donc, il faut tout ranger, conclus-je. Et vite ! Je doute que la mélodie puisse être plus forte que ça ! »

    Ce n'était plus le moment de réfléchir. Mathieu avait eu si peur qu'il fut le premier à se précipiter sur la mallette pour y jeter le poignard maudit. Aussitôt après, Thomas, Leslie, Estelle et moi, nous nous jetâmes sur les objets étalés sur le bureau et nous aidâmes à les ranger, le plus proprement possible, dans la boîte. Estelle retira malgré elle sa jolie robe, Thomas replaça la photographie de la jeune femme dans le pendentif, Leslie acheva d'enlever ses bagues, puis je glissai la plume, la fiole vide et la partition sur le dessus, bien comme il fallait. J'essayai de me souvenir de la place de chaque souvenir, et je les plaçai au mieux selon ma mémoire. Puis, aussi vite que me le permettaient mes mains tremblantes, je refermai la boîte dans un claquement sec. Thomas me fit de la place pour que je puisse accéder au trou béant dans le mur et j'y déposai la mallette, le coeur battant. 

    « Comment reboucher ?? s'écria Leslie pour couvrir la musique qui nous enveloppait comme un monstre des profondeurs sorti de son tombeau.
    - Le tiroir sans poignée, ouvre-le ! Peut-être qu'on trouvera quelque chose ! »

    Je ne sais absolument pas pourquoi cette idée me vint à l'esprit, ni comment tous décidèrent de m'écouter. La rupture de la poignée avait fragilisé le tiroir, aussi s'ouvrit-il beaucoup plus facilement. À l'intérieur de la cache, deux briques blanches dormaient, pleines de poussière. Nous les attrapâmes et nous les plaçâmes devant le trou ; elles rentraient parfaitement et s'emboîtaient comme si elles avaient été faites pour cela. 

    Dès que nous eûmes ajusté la deuxième brique, la musique stoppa net. Un silence de mort régna tout à coup sur la maison et, pendant près d'une minute, nous n'osâmes rien dire. 

    « Vous croyez que c'est fini ? murmura Leslie, agrippée au bras de Mathieu. 
    - Il n'y a pas trente-six manières de le savoir, lâcha Thomas. »

    Sur ce, il s'engouffra de nouveau dans le couloir et je décidai de le suivre ; tout le monde nous suivit. Arrivés en bas, nous jetâmes un petit coup d'oeil dans le salon ; la vieux piano avait retrouvé son aspect d'antiquité et paraissait aussi faux qu'avant. La poussière luisait sur le bois anciennement verni. 

    « On a gagné ? » risqua Estelle, tremblante.

    Comme personne ne répondait, elle fit un petit pas dans la pièce. Rien ne bougea.

    « ON A GAGNÉ !! s'écria-t-elle, folle de joie. Il est parti, il est parti !! »

    Un sensation d'immense soulagement m'envahit, et je m'assis sur la chaise la plus proche, vidé de toutes mes forces. Fermant les yeux en m'efforçant de ne penser à rien, je m'attachai à calmer mon coeur, qui n'avait cessé de battre à tout rompre.

    « La vache, j'ai jamais eu aussi peur de ma vie ! lâcha Mathieu en se détendant à son tour. J'ai vraiment cru qu'on allait y passer ! 
    - En fait, il a plutôt été indulgent... dis-je d'une voix faible. Il ne nous a pas attaqués, il s'est contenté de nous faire peur...
    - Ouais, ben il a réussi son coup... répliqua Leslie, encore toute blanche. Maintenant, je vais avoir un mal de chien à m'endormir...
    - Je suggère qu'on se tire d'ici tout de suite et qu'on n'y revienne plus jamais ! s'exclama Estelle en se dirigeant vers la porte. Plus JAMAIS ça, plus jamais !
    - Je suis d'accord, lança Thomas. Adieu la maison ! On change d'air !
    - Ciao-ciao ! cria Leslie en éclatant de rire. Le dernier arrivé dans le jardin est une poule mouillée !!»

    Aussitôt, nous nous élançâmes vers la porte en pensant à tout ce que nous pourrions faire une fois sortis de cet endroit maudit. Je me mis à courir avec une allégresse démesurée, bien décidé, cette fois, à ne pas être le dernier. Et résultat, je fus le premier à atteindre la porte... que je me pris de plein fouet. Sous le choc, je fus projeté en arrière et une impression de déjà vu me titilla l'esprit avant même que j'atterrisse. Le contact du sol fut encore plus douloureux que mon carambolage pitoyable avec la porte, et j'entendis les rires de Leslie et Estelle qui me regardaient d'un air de petites pestes que je haïssais tant. Par-contre, derrière elles, Thomas et Mathieu ne rigolaient pas du tout. Oh, non pas qu'ils fussent affectés par ma chute ! Tous deux regardaient la poignée de porte avec une expression d'effroi sur le visage.

    « La porte ! souffla Mathieu, qui reperdit des couleurs. Elle... Elle est fermée !
    - Quoi ?? s'écria Leslie en se précipitant sur le cadre pour vérifier les dires de son chef. Non, c'est pas possible !! - On a tout remis en place, comme le disait la lettre !! Oh !! Fantôme !! On a rangé tes affaires, pourquoi tu ne nous laisses pas sortir ?! C'est vrai, quoi, on a tout... »

    Soudain, elle s'interrompit. Je m'étais redressé et je la vis tourner ses yeux vers son épaule, avec une lenteur à figer le temps. Comme dans un film au ralenti, elle passa sa main sur sa veste et la resortit pleine d'une espèce de vieille substance gluante, semblable à celle du piano maudit. Alors nous levâmes tous les yeux vers le plafond, redoutant ce que nous allions voir, et ce qui nous apparut fut pire encore que le piano : lentement, tout le plafond commençait à fondre, un peu comme la bave coulant de la gueule d'une énorme et hideuse créature. Bientôt, plusieurs autres gouttes vinrent s'écraser sur le sol dans un bruit de succion, et le temps s'arrêta. Puis tout à coup, nous nous mîmes à pousser un cri déchirant d'une même voix, un cri de terreur, et nous courûmes dans l'escalier pour fuir l'immondice qui s'installait dans le hall. Je courais à perdre haleine, une nouvelle fois, animé d'une espèce d'instinct de survie qui me donnait des ailes. Paniqué, je tentais tant bien que mal de comprendre ce qui faisait que le fantôme était encore là. Pourquoi n'était-il pas rentré se coucher, après que nous eûmes respecté ses désirs ?? 

    « J'y suis !! m'exclamai-je soudain, couvrant les cris des autres. TOUS AU BUREAU, IL FAUT RANGER TOUS LES LIVRES !! »

    Comme un seul homme, nous effectuâmes un virage en dérapage semi-contrôlé et nous nous précipitâmes vers la pièce où tout avait commencé. En me retournant un peu, je me rendis compte que la substance commençait à couler le long des murs qui montaient au premier étage, tandis que le hall redevenait aussi vieux et sec qu'avant.

    « Il nous suit ! » pensai-je avec effroi. « C'est sa présence qui fait goutter la maison ! Son souvenir ranime les pièces comme elles étaient avant, quand elles étaient belles et jeunes ! »

    Jamais nous ne pourrions le semer, jamais nous n'aurions le temps de tout ranger, il ne nous en laisserait pas le temps ! Comment faire pour le tenir éloigné pendant un moment ?? 

    « IL NOUS SUIT, AU SECOURS !!!!! hurla Estelle, derrière laquelle je courais. IL FAUT FAIRE QUELQUE CHOSE, ON VA TOUS MOURIR !!!!!!!!
    - SI ON SE SÉPARE, IL NE NOUS SUIVRA PEUT-ÊTRE PAS !! s'écria Mathieu en entrant avec fracas dans le bureau.
    - UN APAT, IL FAUT UN APAT ! s'époumonna Leslie, qui me suivait. LE DERNIER ARRIVÉ SE SACRIFIE ! »

    Aussitôt, elle me poussa de toutes ses forces et me dépassa en trombe, tandis que je trébuchai et que je m'étalai de tout mon long, pour la troisième fois de la journée. 

    « EH, NON, ATTENDEZ !! hurlai-je avec désespoir, IL VA ME TUER, NE ME LAISSEZ PAS TOUT SEUL !! ATTENDEZ !!! »

    Mais trop tard. Le temps que je me relève, ils avaient fermé la porte à clé. Fou de terreur, je me précipitai de toutes mes forces sur le panneau, frappai, hurlai, mais derrière, ils devaient s'appuyer sur le bois, car rien ne céda. Ma tête me tourna, je me sentis partir, mais tout à coup une grosse goutte gluante s'écrasa sur mon front en m'aveuglant à moitié ; le fantôme était là. Ce choc ni froid ni chaud, mais vraiment dégoutant, eu le pouvoir de me réveiller tout à fait. Le plus vite possible, je me frottai les yeux pour évacuer la grosse goutte visqueuse. Lorsque j'ouvris les yeux, je crus que mon coeur allait s'arrêter : devant moi, à à peine trois mètres de là, une forme floue faite de poussière émettait un râle terrifiant, me toisant de toute sa hauteur et s'avançant doucement dans ma direction. Je crois que ma respiration cessa de fonctionner pendant une éternité avant que je puisse de nouveau avaler une grande goulée d'air qui me permit d'avoir les idées plus claires. Tout autour de moi, le plafond, les murs et le sol bouillonnaient, coulaient, s'effondraient sur eux-mêmes, et je voyais derrière apparaître des murs propres, neufs, à la mode d'avant. Sous mes pieds, un parquet brillant et lustré commençait à prendre forme, et le revenant continuait de glisser dans ma direction, prenant une couleur de plus en plus noire et orageuse, comme une sorte de cumulonimbus ambulant avec des yeux rouges qui me fixaient au plus profond de mon âme.

     

     

     

    La Maison derrière la Gare

     

    Je n'avais qu'une solution : l'éloigner de l'escalier dont il me barrait le passage et lui filer entre les doigts pour tenter de trouver une issue. 

    « Je vous en prie, Monsieur ! suppliai-je en reculant vers un coin de mur devenu resplendissant. Edouard, c'est bien comme ça que vous vous appelez, n'est-ce pas ? S-s'il vous plaît... Laissez-moi tranquille ! »

    Pour toute réponse, un râle terrifiant s'éleva de ce qui semblait être sa bouche et je sentis le souffle de la créature, glacé, m'ébouriffer les cheveux. Et, comble de l'horreur, je me mis moi aussi à couler comme les murs et les plafonds, telle une poupée de cire au contact du feu ! Je poussai un hurlement à déchirer les tympans et tentai de retenir les lambeaux visqueux de ma chair qui gouttaient sur le sol. Peine perdue. Je vis ce qui restait de mes cheveux, de mes joues, de mes yeux, bouillir et disparaître sur le sol ; pourtant, je ne souffrais pas et lorsque j'effleurai mon crâne, je sentis les cheveux, la peau douce, tiède, lisse... Avais-je rajeuni ? Je ne le savais pas, mais je désirais à tout prix quitter cet endroit. Liquéfié par la terreur, je fis un bond de côté pour éviter les bras accrocheurs du fantôme en colère, et aussitôt je m'élançai vers l'escalier que je dévalai à toute vitesse. Mes jambes menaçaient de me lâcher mais je leur ordonnais avec force de tenir, car elles étaient mon seul salut. Dès que je voyais une fenêtre, je me jetais dessus et tentais de la casser avec n'importe quel objet qui me passait par la main. Mais rien n'y faisait, alors je reprenais ma course vaine, cherchant une faille, un moyen de m'enfuir, de sauver ma peau, tout simplement !! 
    En passant devant un miroir, je fus stupéfait par mon visage : j'étais à la fois moi et à la fois quelqu'un d'autre. J'avais maigri, mes boutons avaient disparu, mes cheveux d'un châtain aux couleurs ensoleillées brillaient comme jamais, mes yeux d'ordinaire presque noirs avaient pris une jolie couleur noisette. Incroyable ! Ce fantôme avait-il le pouvoir d'embellir tout ce sur quoi il soufflait ?? Malédiction, cruauté ! Il me faisait miroiter ce que je n'étais pas, juste pour que je me haïsse un peu plus ! 
    Mais je n'eus pas le temps de m'attarder sur les détails de mon changement, car déjà les murs autour de moi commençaient à fondre, comme pour m'annoncer que mon inépuisable poursuivant entrait dans la pièce. J'étais terrorisé, il n'y a pas d'autre mot. Et je perdais petit-à-petit espoir au-fur-et-à-mesure que je perdais mon souffle. Comment échapper aux griffes d'une créature infatigable alors que moi-même, j'étais condamné à fuir éternellement dans un huit-clos oppressant à en mourir ! Je n'avais pas le choix : je me remis à courir en suppliant de tout mon être que l'esprit me laissât en paix ; ce qu'il ne fit pas. J'eus beau courir à toute vitesse, hurler, pleurer, murmurer, me jeter contre les fenêtres et les portes, insulter la bande de Mathieu qui m'avait sacrifié, rien n'y fit. 
    Jusqu'au moment où je me retrouvai au salon, seul, à bout de force, le souffle court. Tout à coup, il n'y avait nulle trace de mon poursuivant venu de l'au-delà. Avait-il renoncé à vouloir m'attraper pour passer sa colère sur moi ? Préférait-il finalement s'attaquer aux lâches réfugiés là-haut ? Mieux valait pour moi que je me trouve une cachette avant que l'esprit revînt vers moi. 
    Ainsi me cherchai-je un petit havre dans l'ombre d'un gros meuble quand, soudain, j'entendis une note sortir du piano. Non ! Pas ce maudit piano !! Pas encore !! 
    Rapide comme l'éclair cette fois-ci, je m'élançai vers le hall avec la détermination que m'offrait mon instinct de survie. Mais je n'eus pas le temps de faire plus de trois pas que je heurtai de plein fouet une sorte de mur tiède et à la fois glacial par sa dureté, un mur brumeux de poussière, qui émettait un étrange râle... Le fantôme !! Je poussai le plus formidable hurlement de ma petite vie et tombai le derrière sur le sol, incapable de me rattraper. L'esprit vengeur était là, devant moi, ses yeux de lave me fixant avec l'insistance de la colère meurtrière. Et tandis que je le regardais, ébahi, sa silhouette se définit un peu mieux, laissant apparaître un être à la peau grise et déchirée, dévoilant des os rongés par les mites et les rats, et toujours ces yeux pleins de veines saignantes dans leurs orbites creux. Des vêtements en lambeaux recouvraient le peu qui restait de son corps, et ses dents qu'aucune lèvre, qu'aucune joue ne pouvaient cacher, me lançaient une sorte de sourire que seul un mort pourrait faire. Encore une fois, je ne pus absolument rien faire : le temps que je me relève, il s'était jeté sur moi. Je vis avec horreur le mort vivant à moitié immatériel se rapprocher de mon visage, j'entendis ses os craquer de la pire manière qui existât, je sentis son souffle fétide qui faisait fondre ma peau, et puis nous entrâmes dans une formidable collision qui m'arracha sans-doute mon dernier cri. Alors je sentis au plus profond de moi-même un courant insupportablement froid et poussiéreux, et un deuxième coeur éclipsa le mien tandis que je me tortillais de douleur sur le parquet tout neuf ! C'était sûr, à présent, j'étais mort : le fantôme était entré en moi et je compris enfin son but, celui de revivre dans un autre corps... Le mien. 

    Et puis soudain je ne vis plus rien. Les murs, le plafond, le piano, la grande table vernie, tout disparut à mon regard et ce fut le noir. Alors, dans la brume, je commençai à palper l'Essence d'Edouard, celle qu'il avait tant aimée et que nous avions malencontreusement libérée. Tout à coup, un petit garçon aux cheveux bruns, beau, avec de fines mains blanches et délicates, entra dans la pièce en courant vers une autre personne vêtue d'une grande robe à tablier qui devait être sa mère. Était-ce un souvenir ? Certainement, et je m'y perdis avec une sorte de soulagement indescriptible, comme je me serais abandonné à la mort. 

    « Mère, Mère ! s'exclamait le petit garçon, tout joyeux. Savez-vous que Père m'a inscrit à des cours de piano ?
    - Bien-sûr, mon enfant, rit la dame, Nous en avons discuté ensemble. Es-tu fier ?
    - Oh, oui ! Je serai pianiste comme Grand-Père, n'est-ce pas ? Et je ferai plein de concerts, et je serai connu !
    - Doucement, doucement, mon Edouard ! s'esclaffa la mère. D'abord, tu dois bien travailler avec ton précepteur, et puis je veux que tu sois un élève modèle au catéchisme car si tu n'es pas un bon chrétien, tu ne réussiras en rien. 
    - Oui, Mère !
    - Et tâche de ne pas nous faire regretter de dépenser dans tes cours de piano ! »

    L'enfant allait répliquer quand la scène changea. Cette fois-ci, je n'étais plus dans une maison ; je devais être dans la grande salle de spectacle d'un théâtre prestigieux. Au centre, sur la scène, un adolescent d'à peine mon âge jouait du piano, les yeux fermés, une expression d'intense émotion sur le visage. Je ne sais pourquoi j'accueillis cette beauté avec plaisir, ni pourquoi ma poitrine se gonfla d'une envie étrange d'éclater en sanglots. Et quand le garçon cessa de jouer, le public entier se leva dans un tonnerre d'applaudissements qui firent presque trembler les murs. L'enfant reçut un prix prestigieux et je le vis faire un signe affectueux en direction de ses parents, assis au premier rang. Puis, de nouveau, la scène changea. Nous étions dans un grand salon luxueux, sans doute au coeur d'un manoir de la petite noblesse (si elle existait encore à cette période-là de l'Histoire), et le jeune homme devenu presque adulte était debout, dans l'encadrement de la porte, comme figé d'admiration face à... Une jeune fille. Ce qu'elle était jolie, cette jeune fille, avec ses cheveux blonds qui lui tombaient jusqu'à la taille, son visage fin et angélique qui ne cessait de sourire de manière énigmatique, ses yeux d'un bleu profond comme le ciel d'été, et puis ses douces mains qui effleuraient avec bonheur les touches d'un piano noir ! Elle était si absorbée dans la musique qu'elle jouait qu'elle n'avait pas remarqué son admirateur. Et, de sa voix mélodieuse, elle accompagnait la septième symphonie de Beethoven qu'elle interprêtait parfaitement, si bien, si bien qu'on aurait dit un archange en plein spectacle. Ou peut-être une muse. Oui, c'était ça, une muse ! À côté, le beau jeune homme si bien habillé paraissait esclave. 
    Lorsque la musique s'arrêta après un accord sublime, Edouard marqua un long temps de pause durant lequel quelques larmes d'émotion tombèrent, puis il s'avança doucement, le plus gracieusement possible. Arrivé à hauteur de l'inconnue, il s'inclina bien bas et déclara :

    « Mademoiselle, vos mains sont plus fines, plus ciselées que celles des trois Grâces réunies ! Vous... Vous jouiez si bien... »

    La jeune fille, qui venait de le remarquer, émit un petit rire et se leva pour s'incliner à son tour.

    « Auriez-vous la bonté de me dire à qui j'ai l'honneur, monsieur ? demanda-t-elle en souriant.
    - Oh, je... Je suis confus ! bégaya le jeune homme. Pardonnez-moi pour mon erreur, je ne me suis pas présenté : je suis sir Edouard d'Erythan, élève ici depuis peu.
    - Ah, c'est donc vous, cet Edouard d'Erythan dont mon père me parle si souvent ! Il dit tellement de bien à votre propos, comment puis-je ne pas vous avoir reconnu !
    - Oh, vous savez... Mais... Si je puis me permettre, gente demoiselle, par quel nom dois-je vous appeler ? 
    - Je me nomme Éloïse. Je suis la fille du directeur ! »

    J'aurais bien voulu voir la suite de cette conversation. Mais la scène devint floue et j'entr'aperçus une foule de souvenirs tremblotants, caillés par le temps, un peu comme ces cassettes abandonnées dans les maisons d'aujourd'hui. Je vis Éloïse plusieurs fois, toujours avec Edouard, et parfois je les vis l'un dans les bras de l'autre, enlacés ou s'embrassant tendrement. Une fois, Éloïse m'apparut avec une robe bleu ciel, robe que j'avais déjà vue quelque part en version plus poussiéreuse... J'eus de nouveau envie de pleurer. Mais une série d'autres souvenirs remplacèrent les plus tristes et je me retrouvai plusieurs fois dans des salles de concert, devant un magnifique spectacle donné par Edouard ; au premier rang, presque à chaque fois, je pouvais distinguer la mère, le père, et puis Éloïse, bercée par la mélodie, quand elle n'était pas elle aussi sur scène. 

    Mais soudain quelque chose s'enraya dans les souvenirs. Une ombre terrifiante, nébuleuse, mauvaise, commença à s'aplatir sur les souvenirs rayonnants qui avaient bercé la jeunesse d'Edouard, et je sus que quelque chose avait mal tourné. Une pièce apparut, le même salon qu'au début, et je me rendis compte qu'il ne s'agissait pas du salon de la vieille maison dans laquelle je me trouvais, comme je l'avais d'abord cru. C'en était un autre et je dois dire qu'il y ressemblait beaucoup. Sauf qu'il y avait beaucoup plus de monde et surtout, beaucoup plus de bruit.

    « Tu es complètement irresponsable, Edouard !! s'écria sa mère, qui paraissait pire que furieuse. Dire que ton père et moi nous nous sommes battus pour te voir réussir, et tu vois dans quelle situation tu nous mets !! 
    - Mère, je vous en prie, ne vous énervez pas à ce point ! répondit Edouard avec un peu plus de calme.
    - Pas question que je me calme !! Tu as mis toute notre famille dans la honte et plongé celle d'Eloïse plus bas que terre !
    - Mère, écoutez-moi... J'aime Éloïse depuis des années mais jamais vous n'avez voulu vous l'avouer ! Vous m'avez toujours dit d'abandonner cet amour ridicule, qu'elle était promise à quelqu'un d'autre depuis bien longtemps, que je devais me consacrer pleinement à mes études, mais moi, moi, je n'aime qu'elle !! 
    - Toi, il n'y a que cela qui compte dans ta vie, Edouard ! Tu n'es qu'un égoïste, un irresponsable, un éternel enfant, voilà ce que tu es !! 
    - Chassé... intervint le père, complètement effondré sur le fauteuil voisin. Chassé de la plus prestigieuse école qui soit pour une histoire de fille... Ta vie est fichue, maintenant, est-ce que tu le sais ?! Avec la haine de ton ancien directeur, tu vas être censuré, critiqué, chassé de toutes les salles !
    - Mais qu'est-ce qui t'a pris de lui donner un enfant, hein, dis-le-moi ?!! Qu'est-ce qui t'est passé par la tête ?!
    - Mais je ne voulais pas... Je... »

    Encore une fois, des nuages enveloppèrent la scène et je fus projeté dans une chambre, devant un lit sur lequel reposait un vieil homme en costume au visage grave. On aurait dit qu'il dormait en faisant des cauchemars. Edouard et sa mère étaient là, au milieu de la famille, et la mère pleurait à chaudes larmes. Mon pianiste, lui, ne parvenait pas à imiter les autres ; son regard infiniment triste trahissait son désespoir, mais il restait impassible, à peine voûté par le chagrin qui l'écrasait. Soudain, sa mère se tourna vers lui avec des éclairs dans les yeux :

    « Comment oses-tu rester encore ici après tout ce que tu as fait ?! murmura-t-elle, glaciale. Si ton père nous a quittés, ce n'est qu'à cause de toi ! Tu es entièrement responsable de sa mort, fils indigne, alors comment peux-tu t'abaisser à rester à son chevet après tout le chagrin que tu lui as causé ?! »

    Sans répondre, Edouard fixa sa mère dans les yeux, lui déversant toute sa tristesse, tout son chagrin. Puis il lança un dernier coup d'oeil à son père et, seul au monde, il s'éloigna sous le regard inquisiteur des autres membres de sa famille. 
    D'après les souvenirs que je vis après, on l'empêcha de jouer à l'enterrement de son père, et il erra, seul dans les rues, ne revenant chez lui que pour récupérer quelques maigres affaires. Puis, au-fur-et-à-mesure des scènes, je le vis courir dans le parc luxueux d'un manoir, s'arrêter sous une haute fenêtre et lancer un petit caillou sur le carreau, à l'affût. Éloïse, le ventre déjà assez rond, en sortit, amaigrie et le visage cireux, triste. Lorsqu'elle le vit, elle s'éclaira et il tendit les bras comme pour l'accueillir dans sa chute. Mais la jeune femme préféra confectionner une corde avec ses draps et, tout doucement, elle descendit le rejoindre. Rapidement, ils s'embrassèrent et ils partirent ensemble, le plus vite possible. 

    Quand je les revis, ils étaient tous deux dans une maison qui m'était familière, au coeur d'une campagne déserte. C'était « notre » maison. Ils vivaient tous deux là, assez bien, ayant récupéré des meubles et des richesses je ne sais comment. Bien sûr, ce n'était rien comparé à leurs deux anciennes vies. Il n'empêche qu'ils avaient réussi à se procurer un piano et, amoureusement, ils en jouaient chacun leur tour au moins une fois par jour. 
    À un moment, Éloïse était en train de jouer la septième symphonie de Beethoven, sa préférée sans aucun doute, quand elle tomba de son tabouret, le visage déformé par la douleur. Elle appela Edouard de toutes ses forces, paniquée, se tenant le ventre, et il courut à elle. Vite, il l'aida à s'installer sur un lit du premier étage et, pendant plusieurs heures d'après ce que je pus comprendre, ils se battirent pour faire naître leur enfant. 
    Et quand le souvenir se stabilisa, je me retrouvai face à Edouard en pleurs, visiblement en proie à une douleur sans nom, et qui tenait dans ses bras le petit corps d'un bébé que je crus d'abord mort. Mais soudain je vis ses petites mains s'agiter et il se mit à pleurer. Seulement, mon pianiste ne fit pas un geste pour satisfaire ses envies, sa faim, il resta là, planté au milieu de la chambre, à pleurer de toutes ses forces, toutes ses tripes, toute l'eau qu'il pouvait déverser. M'approchant du lit, je pus distinguer un spectacle que jamais je n'aurais voulu voir : Éloïse était là, étendue dans une mare de sang et de liquide amniotique, pâle comme la mort. Ses yeux étaient à moitié fermés et sa robe bleue à dentelles pendouillait pitoyablement de chaque côté de la jeune femme. Et Edouard, incapable de se consoler, pleurait, pleurait, pleurait... C'était si touchant, si déchirant que j'aurais voulu hurler ma tristesse, mais mon corps ne m'appartenait plus. Et tandis que je me battais pour retrouver l'usage de mes mouvements, la scène se brouilla et le jeune pianiste m'apparut en train de laver la robe bleue, les yeux bouffis, le teint pâle, puis en train d'enterrer sa moitié au fond du jardin, puis en train de nourrir comme il le pouvait son fils de quelques jours. Plus jamais je ne le vis jouer du piano, plus jamais il n'esquissa le moindre sourire. À la fin, le pauvre jeune homme toussait, crachait du sang, épuisé, tremblant, fiévreux. Sa fin était proche, malheureusement. Et vers les derniers souvenirs, il alla porter son nourrisson dans un orphelinat, incapable de s'en occuper, avec l'air de quelqu'un qui monte sur l'échafaud. Je ne l'aperçus plus que quelques fois, en train d'étreindre la photographie de son aimée, les bijoux, de se perdre dans les images de son enfance... Il mit tout ce qui comptait pour lui dans cette boîte, y comprit une fiole vide ouverte, comme pour prévoir quelque chose dans un futur où il ne serait plus là. Je pense qu'il savait qu'il resterait sur terre pour veiller sur sa dernière demeure, sur son enfant, sur ce qui restait d'Éloïse. 

    Et puis ce fut le noir.

     

    La Maison derrière la Gare

     

    « Tom... me murmura une voix infiniment triste, que j'étais seul à entendre. Tom... Tu as entendu mon histoire, tu comprends pourquoi je veux protéger mes souvenirs... Quand j'ai écris cette lettre, j'étais si furieux contre le monde que je voulais tuer quiconque osait violer mon sanctuaire, mais finalement, j'aurais dû être plus tolérant. Tu vois, j'ai veillé sur mon fils, j'ai gardé ma demeure, j'ai fait en sorte que seuls ceux dont les intentions n'étaient pas celles de voler puissent voir cette maison. Et je me suis rendu compte, une fois ma mission accomplie, que je ne pouvais pas quitter mon état de fantôme, que j'étais condamné à errer dans ce monde, ignoré de tous, maudit jusqu'au bout. Alors je me suis enfermé dans cette petite fiole, j'ai refermé la boîte, j'ai préparé des briques pour donner une chance de salut à un éventuel violeur de souvenirs, et puis je me suis emmuré pour dormir jusqu'à la fin des temps. Mais quand vous avez ouvert mon tombeau, je me suis libéré de la fiole, pris d'une colère sans nom, et j'ai décidé de vous pourchasser jusqu'à ce que vous trouviez le moyen de me remettre, moi aussi, à ma place, comme tous les autres objets. Mais j'ai vu que tu n'avais pas de mauvaises intentions, et... J'ai enfin compris la raison de mon emprisonnement sur cette terre : au fond de moi, je voulais transmettre mon souvenir à quelqu'un d'autre pour que je ne meure pas vraiment, et donc pour qu'Éloïse revive d'une certaine façon dans les souvenirs d'un autre. Ainsi, en quittant cet endroit, je restais quand-même un peu en ce monde, que malgré tout j'affectionnais... »

    Il marqua un temps de pause. Essoufflé par tout ce passé ravivé, par ma récente course, par cette voix qui résonnait dans ma tête, je reprenais doucement mes esprits.

    « Je... J'ai tout saisi, Edouard... » pensai-je. « Si vous désirez que je me souvienne de tout, je vous promets que je ferai en sorte de ne rien oublier... Votre histoire est si triste... »
    « Je te remercie, Tom. Oui, tel est mon désir : que tu préserves mon souvenir, que tu le transmettes. Ce serait mon dernier voeux. »
    « Je l'écrirai, je le donnerai à mes enfants, ce sera votre histoire. Je vous le jure ! Et... Peut-être que... Enfin je veux dire... Vous ne pouvez pas rester éternellement dans cette vieille maison... »
    « En l'abandonnant, je la laisserai à la merci de n'importe quelles personnes qui pourront la piller. »
    « Mais c'est la vie, Edouard... Je sais, moi aussi, que ma maison disparaîtra d'ici quelques décennies, peut-être d'ici quelques siècles. C'est ainsi que va le monde, on ne peut rien y faire ! Votre souvenir sera préservé, vous n'avez plus besoin de protéger cette maison. Il est temps pour vous d'aller retrouver Éloïse... Elle vous attend depuis si longtemps ! »

    Encore une fois, le fantôme fit le silence. Puis il se décida à reprendre, d'un ton ému :

    « Oui... Ma chère Éloïse... Tu dois avoir raison, il faut que je la rejoigne ! »
    « Mais comment puis-je vous aider à repartir ? »
    « Tu vas remonter, je retournerai dans ma fiole, puis tu mettras le feu dans la boîte ouverte et tu refermera le trou. Mon âme s'envolera, entourée de souvenirs, vers des terres plus accueillantes. »
    « D'accord. »

    Je me levai difficilement, les membres engourdis par ma chute et ces longues minutes passées sur le sol. La pièce entière était comme neuve et c'était une étrange sensation que de me trouver là, au milieu d'un passé ressuscité.

    « Tom ? »
    « Oui ? »
    « Attends... Je... Je voudrais te demander un dernier service... »
    « Tout ce que vous voudrez. »
    « Est-ce que... Est-ce que tu me permettrais de... De jouer pour la dernière fois ? »
    « Vous voulez que je vous écoute ? »
    « Non. Je... J'aimerais que ce soit toi qui joue, tu vois, comme avant, quand j'avais encore un corps matériel. »
    « D'accord. »

    Aussitôt, une force qui n'était pas la mienne fit bouger mes jambes et me guida vers le piano devenu splendide. Je m'assis sur le tabouret, je retroussai mes manches... Et puis tout à coup mes mains se posèrent sur le clavier d'une blancheur éblouissante et se mirent à jouer. C'était un air entraînant, presque joyeux, et je ne voyais même plus mes doigts tant ça allait vite ; j'en fus époustouflé. Comme il jouait bien ! Il aurait dû remplir toutes les salles, remporter tous les prix, percer pour toujours dans le monde du piano, mais son destin l'en avait empêché... Comme la vie était mal faite, parfois ! Si seulement Éloïse n'avait pas été promise, si seulement leur enfant avait été légitime, si seulement une infirmière avait été là à son accouchement, tout cela ne serait pas arrivé. Edouard serait mort âgé, heureux, entouré de sa famille, et il serait parti ailleurs main dans la main avec son aimée. Quelle triste histoire... 

    Enfin, au bout de dix minutes, le piano cessa. Mes mains retombèrent, inertes, et j'entendis les sanglots de mon fantôme au plus profond de mon âme.

    « Venez, il est temps d'y aller, maintenant... » lui soufflai-je. « Et puis qui sait ? Il y a peut-être des pianos dans ces terres accueillantes ! »

    Alors je me levai et, résolu, encore un peu sonné, je gravis l'escalier d'un pas pesant tandis que le salon redevenait vieux, délabré, dépassé, et que les murs du couloirs recommençaient de couler. Arrivé au deuxième étage, devant la porte fermée, je laissai faire Edouard ; tout naturellement, il me fit poser les deux mains à plat sur le panneau et, d'un coup sec, je poussai avec la force de l'esprit autrefois vengeur. Le battant sortit à moitié de ses gonds et la porte se fracassa dans un énorme bruit couvrant les cris des traîtres parqués là. Ne résistant pas à cela, je leur lançai un regard des plus cruels, des plus furieux et méprisants. Puis, ignorant ces lâches qui s'enfuirent aussitôt, je m'approchai de l'étagère dont toutes les planches étaient de nouveau couvertes de livres. J'enlevai ceux qui cachaient les deux briques, j'ouvris le mur, je récupérai la boîte... À l'intérieur, tous les objets dormaient, paisibles, comme si personne ne les avait dérangés. Je me saisis de la fiole et, guidé par Edouard, je la portai à ma bouche. Alors un courant tiède sembla s'arracher de moi, me faisant presque mal, et à l'intérieur du petit objet de verre, un nuage devenu argenté commença à s'étendre, bien plus lumineux que le fantôme aux yeux rouges de larmes que j'avais croisé quelques minutes qui semblaient heures auparavant. 

    « Merci beaucoup, très cher Tom, me dit la voix d'Edouard qui sortait de la fiole. Je ne t'oublierai pas, s'il y a une mémoire après la mort. 
    - Je n'ai pas fait grand-chose... murmurai-je.
    - Plus que tu ne le crois. Tu as offert à mon Essence un havre, un lieu de paix, un passage vers la Terre. Grâce à toi je vis sur Terre et dans l'Ailleurs, mon souvenir reste préservé. Et laisse-moi te dire une chose avant que ta main ne me pose dans la boîte : tant qu'en toi vivra mon ancienne histoire, tant que tu t'efforceras de ne rien oublier de ce que tu as vu, une petite partie de moi continuera de vivre en toi. Ce que je veux dire, c'est que... Enfin... Tu verras. Alors adieu, Tom ! Tâche de mener une vie meilleure que la mienne, car elle n'a pas de prix. Ne fais que ce que tu crois bon, remplis ta vie de tout ce que tu aimerais faire, même ce qui te semblait impossible. Car rien n'est impossible quand on le veut ! J'ai fait l'erreur de me perdre, de m'effondrer sur moi-même, de ne pas tenter de remonter sur scène. Je sais à présent que si je l'avais vraiment voulu, j'aurais pu continuer une vie normale, une vie où mes rêves se réalisaient, où je séjournais en ville, dans une belle maison, avec mon épouse et mes enfants. Je ne suis pas une victime du destin ; c'est moi qui ai forgé cette triste fin, seulement moi. Mais le temps n'est plus aux remords : ce soir, je pars vers d'autres univers !
    - Adieu, Edouard. Je penserai souvent à vous. »

    Ému, je posai la fiole dans la boîte, puis une inspiration certainement venue d'Edouard me poussa à fouiller dans un tiroir où reposaient de grandes allumettes poussiéreuses. Je mis un certain temps à en allumer une, mais finalement, je triomphai. Alors je m'appliquai à mettre le feu à la robe, à la lettre, à la plume, et bientôt les flammes prirent. Je ne voulais pas voir ça. Je remis une à une les briques en place et, comme par magie, elles se scellèrent de sorte que je ne vis plus du tout la forme de l'ancien trou qui se trouvait là. Et quand je remis les livres à leur place, j'entendis un rire des plus joyeux qui s'élevait dans les profondeurs de la maison, comme si la maison elle-même se mettait à jubiler, à revivre. 

    Et puis ce fut le silence.

    Je retournai au premier étage, un peu perdu et encore un peu triste.

    « Bon, ben je ne sais pas vous, mais moi, je vous laisse, bande de poules mouillées ! criai-je soudain de toute ma voix. Comptez sur moi pour raconter à tout le monde à quel point vous êtes braves ! »

    Tout à coup, il y eut du mouvement du côté du salon. Je tournai le regard, détaché, et je vis Leslie, Estelle, Mathieu et Thomas agglutinés sous le piano, tout tremblants comme des chatons. Je ne pus retenir un petit sourire ; je me sentais soudain plus fort, plus assuré, mieux dans ma peau. Pas besoin de revanche : qu'importe, ils n'avaient rien vu, et moi je savais tout.

    « C'est... C'est bien toi, Tom ? demanda Leslie, perdue. 
    - Non-non, c'est le pape.
    - Où est le fantôme ? »

    Je m'approchai d'eux, sûr de moi. Un peu moqueur, je m'appuyai sur l'instrument délabré et les regardai de mon air le plus amusé possible.

    « Quel fantôme ? » ricanai-je.

    Les yeux des quatre comparses s'agrandirent de stupeur. Sur la vitrine d'une étagère en face, je pus voir mon reflet, aussi charmant que quelques minutes plus tôt, dénué de boutons, mince, beau. Lorsque je retirai ma main du piano, une unique goutte visqueuse tomba sur le sol et à l'endroit où s'étaient trouvés mes doigts, un bois verni et poli, comme neuf, luisait de toute sa splendeur.

     


     

     

    Tous droits réservés.


     


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  • Encre suicidaire

     

    Ce poème nous est présenté par la triste Spéreria, Petit-Mohvä d'un des nombreux mots appelés "désespoir". Constamment triste et mélancolique, Spéreria nous livre ici un poème qu'elle tente de teinter de culture humaine. Elle ne sait trop si elle a réussi. En tout cas, elle a préféré ne pas venir se présenter, trop occupée à pleurer au bord d'un étang. Mais rassurez-vous, nous pensons tous qu'elle n'est heureuse que quand elle est triste, aussi étrange que cela puisse paraître !

     

    Sachez que ce poème est en prose et qu'il ressemble à une pensée, mais Spéreria tient absolument à ce qu'on l'appelle "poème", donc...

      

    ...

    Encre suicidaire

    ...

     

    Avoir envie de te tuer.

    Ca ne t'était jamais arrivé. Tu regardes par la fenêtre, cherchant du regard un horizon où la prison de tes cils ne retiendrait pas ton imagination. Les cheminées et leur âpre fumée sombre t'empêchent de distinguer les oiseaux, ceux qui volent haut, très haut, ceux qui grattent les nuages du bout de leurs ailes. C'est beau, les cheminées. Droit, carré, comme un point d'orgue en briques. Tu voudrais faire comme ce chat qui rampe sur les tuiles : entendre le son creux, étrangement rond et plein d'un néant presque aquatique, qui résonne sous les griffes paresseusement sorties du matou matinal.

    Il n'est pas midi. Quelle heure est-il ? Les ombres suintent sur les murs secs, tu les sens languir, bailler, fleurir... puis se faner. Quand elles auront toutes collé au sol comme un vieux chewing-gum de papier, il fera nuit. Tu chercheras les étoiles, ne verras que des yeux aveuglants, terrifiants, réprobateurs. Tu leur demanderas pourquoi elles t'en veulent – elles ne répondront pas. Car tu es seule.

     

    Seule.

     

    La lune ton amie a détourné ses regards comme tu as oublié ta plume. Ce n'est plus de l'encre que tu traces sur la feuille : ton crayon saigne. Avant tu pensais que l'air était libre, que c'était l'univers qui ouvrait ses paupières, et que la nuit, ta confidente, chantait sa liberté à gorge déployée – silencieuse harmonie céleste. Mais il n'y a que des clefs qui referment la voûte, que des larmes que l'espoir a figées ; - ton cœur aussi s'est figé, il bat à peine : la désillusion l'a tué. Tu sens dans ton être une douleur qui afflige tes membres. Tu voudrais tomber là inconsciente, juste quelques instants, pour oublier la noirceur de tes yeux, mais on ne cherche plus à t'accorder ce que tu désires : tu restes debout, tremblante, forcée de porter sur ta nuque avachie, l'héritage d'un titan qui n'est pas ton père. Tu cries, tu cries de souffrance, mais qui t'entend ? Ceux qui ne devraient pas recueillir tes pleurs ne cessent d'accourir avec leurs bols, accroupis, affligés pour ta peine, impuissants – et malades de ton mal. Tu les accables sans cesse; et ils t'aiment trop pour t'envoyer te taire. Et toi, toi, misérable larve dépourvue du moindre talent, tu t'accroches à ton orgueil que tu vois fondre sous la chaleur luisante de l'échec. Personne ne peut te sortir de ta tête, et le veux-tu vraiment ?

    Tu voudrais juste que tout redevienne comme avant. Quand tu avais des yeux pour apprécier le monde – tu les as perdus, des murs les écrasent, la douleur les rend myopes ! -, des oreilles pour l'écouter – et non l'entendre comme une gêne agaçante -, des doigts pour sentir sa douceur – et non pas des aiguilles pour aller t'y piquer ; quand tu pouvais chanter les mots que tu aimais, les mâcher avec naïveté, pensant être la première à les utiliser. Quand tu pouvais encore croire enfin que tu avais un avenir rassurant, que le ciel était bleu, qu'une pluie rayonnait.

     

    Quand pourras-tu agir selon tes envies ?

     

    Tu voudrais mourir. Toi qui n'as jamais pu comprendre les mains sanglantes des suicidés. Tu voudrais mourir pour oublier ton échec, l'échec de tes aspirations, et pour tuer la peine que tu as vendue aux autres – ils l'ont prise, par amour pour toi ! Mais tu la leur as laissée, et chaque jour tu l'alimentes. Pour toutes les déceptions que tu leur infliges, tu voudrais mourir. Mais ils te retiennent à terre. Parce que tu les aimes, et que tu sais qu'ils n'y survivront pas – toi dans ton enfer, tu agoniseras de chagrin d'avoir pu les trahir. Tu hanteras le néant, consumée par le vide que tu te seras forgé, celui de leur absence, eux, les vivants, et toi, l'éternelle défaite.

     

    Alors tu oublies la mort ; elle n'est pas pour toi. Pas maintenant. Tu sais au fond de toi que tu aimes la vie. Mais ton quotidien mortel t'empêche de t'en rappeler.

     

    Un jour tu fuiras. Entre les serres d'un oiseau de pluie ; tu fuiras.

     

    Encre suicidaire

     


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  •  

     

    Néant

     

     

    C'était une rue mourante qui venait s'essouffler sous les doigts paisibles de la mer. La chaleur lunaire des rayons hivernaux piquetait l'étendue chaste d'étoiles dansantes, petites flammes mouillées que la fine dentelle de brume rendait laiteuses et diffuses. On ne distinguait pas les serpents d'eau argentés des raies lumineuses qui ondulaient comme de jeunes Indiennes, et les éclairs poissonneux, petites broches merveilleuses, laissaient deviner aux songeurs matinaux d'antiques palais cristallins. Sous les pieds de l'enfant, un trésor sablonneux répandait ses paillettes d'or après avoir été concassé par les gouffres des mauvais jours. Une hamadryade océanique avait répandu quelques coques nervurées entre les galets gris, persuadée sans doute que le monde aimait encore les bijoux bruts et nacrés. La cloche du village sonna trois coups puis s'enraya. L'oiseau d'écume qui s'envolait crut qu'il battait un air devenu vide et se sentit immortel ; il poursuivit un chemin nouveau, sans barrière ni contraintes, sans questionnements incessants ni faibles pensées – ; juste l'Absolu, les grandes goulées, le Pleins poumons. Un sylphe tisserand lui prit ses plumes trop pesantes et les offrit aux fonds ondins. Elles traversèrent la porte de verre, coupèrent à demi la chair turquoise, déclenchèrent les parades journalières des bancs lumineux. Le sang sculpté des coraux accueillit leurs blanches caresses – ; une seule, plus lourde que les autres, fut attirée par le chant des bas-fonds. Elle ne voulut pas des luths littoraux ; elle divagua pendant quelques nonheures, attendant le retour du Maître temps. Quand le clocher villageois dilua de nouveau son appel, elle laissa venir à elle la main de la pesanteur qui l'emmena vers les palais de cristaux marins.

     

    ***

     

    Ô grande proue de mon navire !

    Tu avais épousé la mer

    Et je t'ai laissé hier

    Languir.

    J'ai vu

    La caresse

    De l'eau ma bru

    Le long de tes tresses

    De bois. Tu as glissé sans bruit

    Et l'on a entendu chanter l'écume amoureuse

    En un formidable concert de plouf et de smash attendris.

    La nuit a répandu ses chandelles et j'ai vu ses mille voûtes orgueilleuses

    Dresser en chapiteau la cathédrale où vaisseaux et marées

    Déployant le pavillon des alliances nouvelles,

    Décidèrent à nouveau de se marier

    Car la vague est demoiselle

    Toujours.

    Ô

    Navire,

    Tu as trop bombé

    le torse. Ta large poitrine

    de forêt morte a si bien enflé

    Que cette nuit tu as brisé

    le clocher –

    le clocher !

    de la ville cristalline.

    Les bulles sonores ne seront plus,

    et les sylvestres aquatiques boivent à la coupe

    Le poison qui les tuera, glorieux satyre des eaux et des airs, telles les reines vaincues d'Egypte.

    Tous droits réservés.

     

     

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    Néant

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    L'auteur

     

    Néant

     

    Je m'appelle Amarylle et je suis une Grand-Mohvä de poème. J'avais envie d'exprimer ma sensibilité, héritée du poème duquel je suis née, au travers d'une oeuvre qui vînt de moi. 

    Aimant le temps qui s'allonge, le calme apaisant, la douceur de la lumière et la caresse de l'air sur mes joues, je suis assez secrète et je préfère la solitude à la compagnie. On m'a demandé de me présenter mais à vrai dire, je n'aime pas beaucoup cela. Aussi, acceptez que je me retire, j'ai à méditer à présent.

    J'espère que vous avez apprécié mon poème, bien qu'il soit certainement très imparfait... Après tout je ne suis pas humaine, je n'ai pas votre talent.

     


     



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